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Une dissuasion existentielle tempérée. Retour sur les équilibres du modèle nucléaire français

La politique française relative à la dissuasion nucléaire ne se comprend réellement que si on la rattache à une identité stratégique qui fait de la France un acteur singulier du paysage nucléaire, que ce soit dans l’UE, dans l’OTAN ou dans le monde. Cette identité spécifique s’incarne par le biais d’un ensemble de discours, de doctrines et de moyens qui ont connu de nombreuses évolutions. À l’heure où la guerre d’Ukraine semble remettre en question un certain nombre de certitudes stratégiques, que représente aujourd’hui le modèle français de dissuasion dont le « purisme » existentiel est parfois critiqué ? Quelles ont été les grandes étapes de sa décantation, et que disent-­elles de ses équilibres singuliers ? Ce modèle, enfin, avec sa prétention à l’« équilibre », garde-t-il encore sa pertinence compte tenu des bouleversements prévisibles de l’échiquier de puissance du XXIe siècle ?

S’il procède d’une longue histoire entamée bien avant le retour de Charles de Gaulle au pouvoir en 1958, le caractère nucléaire structurant de la politique de défense française existe factuellement depuis le 13 février 1960, date de l’explosion de la première bombe atomique nationale. Une fois obtenue, cette capacité instrumentale a dû être opérationnalisée, mais aussi trouver une mise en perspective doctrinale adaptée. En 1964, la première prise d’alerte d’un Mirage IV de l’armée de l’Air concrétise la vectorisation de la Force de frappe avec l’emport de l’AN-11 développée deux ans plus tôt et qui, malgré sa rusticité et ses limites, fait de la dissuasion française une réalité incontournable. La doctrine correspondante est articulée en 1963, autour d’une logique de frappes « anti-­cités », qui cible les concentrations démographiques de l’adversaire potentiel principal. Dans le cadre de la guerre froide, il s’agit pour l’arsenal nucléaire français de garantir l’atteinte de la ville de Moscou, en cherchant ainsi à imposer peu à peu dans l’esprit des Soviétiques un autoportrait dissuasif composé de trois éléments. Le premier est une résolution absolue de la France de défendre ses intérêts vitaux, à commencer par l’intégrité de son territoire (« plus jamais mai 1940 »).

L’indépendance décisionnelle du nouveau joueur atomique qu’est Paris (y compris vis-à-vis de l’allié américain, suivant la leçon de Suez de 1956) constitue un deuxième élément, qui ouvre sur une dimension de diplomatie nucléaire d’influence. Enfin, le troisième élément renvoie à une capacité autonome d’infliger des « dommages inacceptables » à tout adversaire qui sous-­estimerait la résolution française. La cible prioritaire que constitue Moscou n’empêche cependant pas Paris de se distinguer de ses alliés occidentaux au moyen du concept de dissuasion « tous azimuts », mis en avant dans un texte du général Ailleret en 1967. Étant donné l’incertitude historique pesant sur l’évolution de long terme de toutes les grandes puissances mondiales, et pas seulement de l’URSS, frapper potentiellement « tous azimuts » signifie que les forces nucléaires françaises ont pour fonction de dissuader tout adversaire potentiel, et pas seulement les Soviétiques, « […] puisque nous ne savons pas d’avance de quel point du monde pourra venir, pour les générations qui suivront la nôtre, le péril qui les menacera (1) ».

Contrairement à la dissuasion nucléaire britannique, qui se comprend d’abord comme la composante d’un dispositif collectif planifié au sein de la structure militaire intégrée de l’OTAN, et qui renforce la dissuasion conventionnelle de l’Alliance en lui ajoutant la notion de représailles armées massives, l’arsenal nucléaire français renvoie plus directement au principe de légitime défense de l’article 51 de la charte des Nations unies. La compréhension française des rapports de force internationaux échappe ainsi au carcan conjoncturel de l’affrontement des blocs, pour se placer dans une appréhension mobiliste et de long terme des relations internationales. Il s’agit bien, à cet égard, ainsi que le remarque avec raison Raymond Aron dans ses Mémoires, d’une doctrine « […] proprement philosophique et pour ainsi dire, [d’]une vision historique (2) ».

Deux autres concepts fondent le cœur de la dissuasion nucléaire française : celui de « pouvoir égalisateur de l’atome », développé dès les années 1950 par Pierre Gallois, et celui de dissuasion du faible au fort, mis en avant par le même auteur en 1960 dans La stratégie de l’âge nucléaire. Le premier de ces concepts ouvre sur la notion sous-­jacente de suffisance (ou de « stricte suffisance » dans le lexique français) : étant donné le potentiel de destruction d’une bombe atomique, en particulier d’une bombe thermonucléaire (technologie qui sera maîtrisée par la France en 1968 avec l’essai Canopus réalisé à Fangataufa), l’arsenal français n’a pas besoin d’être proportionnel à celui de l’adversaire pour garantir l’infliction de dommages « inacceptables », si l’opposant en venait à menacer décisivement les intérêts vitaux français.

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