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Hydrogène : une nouvelle géopolitique se dessine-t-elle ?

Un scénario « zéro émissions [carbone] nettes en 2050 », tel celui présenté dans la feuille de route de l’Agence internationale de l’énergie (IEA) (1) nécessite un développement sans précédent des énergies renouvelables, avec une électrification croissante des usages, une efficacité énergétique accrue et des réseaux intelligents d’énergie, le développement du nucléaire, le développement massif de l’hydrogène comme vecteur énergétique et chimique décarboné, enfin les techniques diverses de capture du carbone ou de compensation de ses émissions afin de se substituer massivement aux énergies fossiles. Cette révolution bouleversera les équilibres et flux économiques mondiaux et leurs aspects géopolitiques. 

L’hydrogène est un gaz léger (molécule H2), réducteur chimique et très énergétique. Il est utilisé depuis des décennies dans différentes industries (principalement le raffinage pétrolier, la production d’ammoniac et de méthanol). Produit actuellement à partir d’énergies fossiles à hauteur de 94 millions de tonnes par an, il émet 3 % des émissions totales de CO2. Les principaux producteurs aujourd’hui sont les pays industrialisés (Chine, USA, Inde, Russie, Europe). Demain, ses applications s’étendront aux domaines de la mobilité, de certaines industries énergo-intensives (acier, cimenteries…), à la fabrication de carburants synthétiques, enfin au domaine du stockage massif de l’énergie. Il devra être produit à partir de sources bas carbone, le procédé de référence sera l’électrolyse de l’eau, alimentée par de l’électricité bas carbone, renouvelable en grande majorité, mais aussi nucléaire dans certains pays. Il faut aussi compter sur l’hydrogène décarboné à partir de fossiles, mais avec capture et stockage du CO2 (CCS) ou par craquage direct de l’hydrocarbure, pour une part de 30 à 40 % en 2030 puis décroissant ensuite. La production mondiale d’hydrogène devrait être multipliée par un facteur entre 3 et 8, soit un besoin de 10 à 20 000 TWh d’électricité supplémentaire à bas coût (par exemple une combinaison de 5 TW de solaire photovoltaïque et 3,5 TW d’éolien) mais également des surfaces disponibles considérables. Or, ces énergies renouvelables ainsi que les surfaces disponibles sont inégalement réparties sur terre — à l’instar des matériaux critiques nécessaires — et souvent éloignés des centres de consommation. L’hydrogène et ses dérivés (ammoniac, carburants de synthèse, méthanol) pourraient devenir les nouveaux vecteurs de flux d’énergie décarbonés de pays « producteurs-exportateurs » vers des pays « consommateurs-importateurs », dessinant les contours d’une nouvelle géopolitique de l’énergie, aux côtés de celle induite par les flux de matériaux critiques. Mais les premières estimations des flux financiers induits par ces nouveaux vecteurs du commerce international de l’énergie en 2050 laissent apparaître une contraction de 30 à 50 % par rapport au commerce des fossiles, vers un niveau de 900 milliards de dollars (Md$) par an, répartis entre les flux de matériaux critiques (50 %), l’hydrogène (35 %) et un résiduel de fossiles (2).

Le début de grandes manœuvres diplomatico-industrielles

De grands mouvements se font jour depuis trois ans, semblant dessiner l’esquisse d’une « géopolitique de l’hydrogène ». Plus de 30 pays se sont dotés soit d’une feuille de route nationale, soit d’une « stratégie hydrogène », et près d’une vingtaine de pays ont initié des discussions au niveau national. Les stratégies visent en général à la fois le soutien au développement de la chaîne de valeur (aide à l’industrialisation et à la construction de « gigafactories » pour diminuer les coûts) — surtout dans les pays développés — et le soutien au déploiement des usages et à la création de la demande. Le soutien par l’argent public des États jusqu’en 2030 est considérable (de l’ordre de 100 Md$).

On peut distinguer au sein de ces stratégies les pays dit « exportateurs », qui souhaitent à la fois développer l’usage domestique de l’hydrogène, mais aussi exporter l’hydrogène et ses produits dérivés pour une large part. Ce sont des pays qui combinent espaces disponibles et potentiel renouvelable considérable à bas coût. La seule restriction physique pourrait être dans certaines zones la ressource disponible en eau. Le potentiel est théoriquement de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de tonnes à des coûts autour de 1 à 1,5 $/ kg en 2050. 

On a également des pays clairement « importateurs », comme l’Allemagne, les Pays-Bas et la plupart des pays européens (hormis la péninsule Ibérique et des pays nordiques potentiels exportateurs), mais aussi le Japon, la Corée et des pays intermédiaires ou « prosumers » produisant et consommant l’hydrogène domestique (USA, Chine), ce qui n’exclut pas une part d’exportation ou d’importation.

Certains pays, notamment « importateurs » — en premier : Japon, Allemagne, Pays-Bas et Allemagne — développent déjà une diplomatie de l’hydrogène très active, avec un double objectif : s’assurer les importations de flux d’hydrogène et dérivés dont ils auront besoin, et soutenir leurs industriels dans la fourniture de composants et systèmes aux pays exportateurs afin de prendre le leadership technologique. Ainsi, les Pays-Bas se positionnent comme un hub d’entrée pour l’Europe des importations — le port de Rotterdam a signé 20 protocoles d’accord (MoU) avec différents pays. Le gouvernement allemand a déjà signé près d’une dizaine d’accords avec différents pays — dont le Canada, le Maroc, la Namibie, l’Égypte, le Chili, l’Argentine, l’Uruguay et les Émirats — afin de garantir sa future sécurité énergétique par une diversification de ses approvisionnements. De plus, les autorités allemandes ont mis en place un mécanisme de double enchère, doté de 4 milliards d’euros sur dix ans, via l’initiative « H2Global », qui va garantir l’achat d’hydrogène et de ses dérivés à un pays exportateur par le biais d’un contrat de long terme (10 ans) après appel d’offres compétitif, puis va vendre cet hydrogène ou ses dérivés au plus offrant de ses clients en Allemagne, H2Global prenant à sa charge le différentiel de coût. Ce mécanisme est original et nous semble extrêmement stratégique pour le positionnement de l’Allemagne.

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