La guerre en Ukraine a éclaté alors que, depuis plusieurs années, la Turquie s’employait à asseoir sa politique étrangère sur une sorte de grand écart entre ses anciens alliés occidentaux et ses nouveaux amis russes (1). Une stratégie qui permet aujourd’hui à Ankara de profiter de son rôle de médiateur et de s’affirmer comme un État pivot.
Membre de l’OTAN et candidate à l’Union européenne depuis la guerre froide, Ankara a noué, après la fin du monde bipolaire, une relation intense avec la Russie. D’abord énergétiques, les liens établis avec ce grand rival historiquement redouté ont pris une dimension stratégique dans le cadre du conflit syrien, avec la mise sur pied du processus d’Astana en 2017, avant de se traduire par des prolongements militaires, lorsque le gouvernement turc a acquis des missiles russes S-400. Cet ultime développement a mis la Turquie dans une position délicate vis-à-vis de l’OTAN, les États-Unis ayant enjoint leur allié de ne pas activer ce système de défense aérienne, et l’ayant privé de la livraison d’une centaine d’avions de combat dernière génération F-35.
Au cours de la présidence Trump, Recep Tayyip Erdoğan avait mis à profit sa relation personnelle avec le locataire imprévisible de la Maison-Blanche d’alors pour faire admettre des positions souvent contradictoires et parfois infidèles à son alliance militaire. Toutefois, avec l’arrivée aux affaires de Joe Biden, c’est-à-dire d’un président ayant une vision plus structurée et très polarisée du monde, l’exercice d’équilibriste auquel s’était précédemment livré le chef de l’État turc paraissait compromis. Dès ses premières sorties internationales, notamment à l’occasion du sommet de l’OTAN de Bruxelles, à la mi-juin 2021, le président américain soulignait à quel point la Chine et son allié russe constituaient désormais un défi systémique pour les Occidentaux, qu’il appelait à faire preuve d’une solidarité exemplaire. Dans ces conditions, la Turquie allait-elle pouvoir rester dans l’ambiguïté qui avait dominé sa diplomatie, au cours de la dernière décennie ?
À bien des égards, on peut dire que la guerre en Ukraine apparait d’emblée comme un test instructif pour répondre à cette question (2). En effet, depuis la révolution du Maïdan, à son grand écart entre l’Ouest et l’Est, Ankara a ajouté un louvoiement subtil entre Kyiv et Moscou, qu’aucun autre pays de la région n’a réussi à assumer avec un tel aplomb…
La Turquie, l’Ukraine et la guerre
Le 24 février 2022, la Turquie a condamné de façon très ferme l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en la jugeant « inacceptable », et en la qualifiant de « violation claire du droit international ». Ce ton a sur le coup rassuré les alliés occidentaux de ce pays, alors même que celui-ci expliquait pourtant qu’il n’avait pas l’intention d’appliquer les sanctions occidentales décidées contre Moscou. Cette fermeté apparente n’a rien de nouveau. Depuis 2014, la Turquie n’a jamais admis l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, en ne manquant pas une occasion de rappeler cette position, et en donnant asile aux représentants en exil des Tatars de la presqu’île. Après le début des hostilités, ce soutien de principe à Kyiv a vu le gouvernement turc accéder à la demande de l’Ukraine de considérer « l’opération militaire spéciale » de Moscou comme une véritable guerre. Ankara a aussi strictement appliqué la Convention de Montreux régissant les détroits du Bosphore et des Dardanelles, en interdisant leur passage aux navires de guerre des deux pays belligérants, sauf dans le cas où ils vont rejoindre leurs ports d’attache.