Les parties sont également décisionnaires en ce qui concerne l’identité du tiers pour réaliser une éventuelle médiation entre elles. Celle-ci est fondamentale, car le rôle de médiateur implique un certain nombre de conditions pour que les parties jugent ensemble qu’un tiers puisse le tenir. Dans l’idéal, le médiateur doit être perçu par elles comme indépendant, sans relation de dépendance ou d’intérêt à l’égard des entités impliquées directement ou indirectement dans le conflit ; impartial, ne devant pas prendre parti, ni avant, ni en cours de processus, ni après ; et neutre, c’est-à‑dire sans engagement ni implication propres dans le conflit lorsqu’il tient son rôle de médiateur. Le médiateur doit enfin respecter la confidentialité des informations et des échanges auxquels son rôle lui donne accès. Ce sont des points fondamentaux de la déontologie de la médiation, nécessaires à l’établissement d’une relation de confiance entre le médiateur et des parties antagonistes. Au niveau des relations internationales, ces critères peuvent être plus ou moins parfaitement remplis, mais plus un acteur tend à y correspondre aux yeux des parties, plus il aura de chances d’être considéré comme un tiers acceptable en tant que médiateur.
On voit immédiatement, après cette présentation rapide de la médiation des conflits, en quoi l’ambition de faire de la France un médiateur dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine est problématique. Tout d’abord et de manière générale, envisager que le conflit russo – ukrainien puisse être « médié », indépendamment de l’identité des éventuels tiers médiateurs, suppose de considérer que les parties en présence n’engagent pour l’instant pas de négociations susceptibles de mener à une paix acceptable par tous parce qu’elles ne peuvent pas, compte tenu du degré de dégradation de leurs relations, et non parce qu’elles ne veulent pas négocier. Or l’absence de volonté de négociation, partagée ou bien manifestée par une des parties en conflit, peut être tout à fait réelle et reposer sur des considérations variées : les objets fondamentaux à discuter sont justement jugés non négociables ; les parties attendent d’être dans la position la plus avantageuse pour négocier ou au contraire d’y être contraintes par les difficultés multiples posées par la confrontation ; les velléités publiques de négociation sont perçues par les parties comme de pures manipulations visant à présenter la partie adverse comme la responsable du blocage d’une solution pacifique négociée, tandis que la véritable ambition est d’imposer ses vues et ses intérêts, etc.
C’est ensuite l’idée de la France dans le rôle du médiateur entre la Russie et l’Ukraine qui paraît aberrante. Officiellement, la position de la France est de soutenir la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, de venir en aide à un peuple libre, de défendre le droit international et la sécurité du continent européen. « Depuis le premier jour de la guerre, la France, avec ses partenaires, soutient sans ambiguïté l’Ukraine et le peuple ukrainien (5) », lit-on sur le site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Dans les faits, la France a pris des sanctions contre la Russie, livre du matériel militaire à l’Ukraine. Elle est sans conteste de parti pris dans le conflit ainsi qu’un de ses acteurs indirects, et on ne peut « en même temps » être de parti pris et impartial, un tiers externe et un acteur d’un conflit… La Chine est de son côté un partenaire de la Russie, partageant notamment sa contestation de l’ordre international issu de la guerre froide, aussi peu apte à tenir dans ce contexte un rôle de médiation dans la guerre en Ukraine. Quant à la comparaison avec la Turquie, elle ne fonctionne pas, car celle-ci a un positionnement très particulier dans le conflit, lié à la nature des relations qu’elle entretient simultanément avec l’OTAN, la Russie et l’Ukraine (6). Il est par ailleurs à noter que les actions de médiation de la Turquie ont porté quelques fruits sur des sujets circonscrits, comme l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes et des échanges de prisonniers, mais aussi, d’une part, que la Turquie n’était pas seule comme médiateur dans le processus et, d’autre part, qu’il n’était en aucun cas question d’une médiation en vue de résoudre de manière globale le conflit et de mettre fin à la guerre.
La contradiction au cœur du discours du président Macron concernant le rôle de la France dans la guerre en Ukraine révèle en dernière instance la fragilité de l’idée d’être simultanément une « puissance d’équilibre », dans la tradition européenne de l’équilibre des puissances, attachée à contrebalancer l’influence américaine sur le continent européen, et un allié dans la confrontation avec la Russie. Non dans l’absolu, mais lorsqu’il s’agit de se positionner et d’agir dans le contexte d’un conflit concret et particulier trouvant son expression dans la guerre. Les propos exprimant des approches contradictoires de la situation brouillent la clarté de la position de la France et tendent à en fragiliser la crédibilité sur tous les plans et auprès de tous les acteurs impliqués dans le conflit. La France n’apparaît pas, à juste titre, comme une figure crédible de « puissance médiatrice » auprès de la Russie et ses ambitions de médiation font douter l’Ukraine, ainsi que certains partenaires de l’UE et de l’OTAN, de sa fiabilité en tant qu’alliée dans une confrontation avec la Russie qui a maintes fois, rappelons-le, par la voix de Vladimir Poutine, désigné « l’Occident collectif » comme adversaire politique, idéologique et culturel.
Notes
(1) « Macron promet une France “puissance médiatrice” dans le monde (même si c’est plus facile à dire qu’à faire) », Huffpost, 27 août 2018 (https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/macron-promet-une-france-puissance-mediatrice-dans-le-monde-meme-si-c-est-plus-facile-a-dire-qu-a-faire_129862.html).
(2) « Guerre en Ukraine : Emmanuel Macron souhaite “un rôle de médiation plus important” de la Chine », Franceinfo, 16 novembre 2022 (https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-emmanuel-macron-souhaite-un-role-de-mediation-plus-important-de-la-chine_5480310.html).
(3) Alain Lempereur, Aurélien Colson et Jacques Salzer, Méthode de médiation : au cœur de la conciliation, Dunod, 2018, édition Kindle, p. 12.
(4) Ibidem.
(6) Voir « La Turquie, arbitre de la guerre en Ukraine », notes de la Fondation pour la Recherche stratégique (https://www.frstrategie.org/publications/notes/turquie-arbitre-guerre-ukraine-2022).
Légende de la photo en première page : Manifestation en soutien à l’Ukraine, place de la République, le 26 février 2022. La posture française reste difficilement lisible. (© Vivian Song/Shutterstock)