Magazine Moyen-Orient

Le gaz : alternative énergétique et arme géopolitique en Méditerranée

Le droit international à l’épreuve du rapport de force géopolitique

La difficulté à résoudre ce conflit frontalier réside dans l’absence d’un cadre de négociation commun et accepté entre les acteurs. En effet, Israël ne reconnaissant pas la convention de Montego Bay, les mécanismes de délimitation et les recours en cas de désaccord (notamment auprès du Tribunal international du droit de la mer) ne s’imposent pas. Le droit international devient alors un élément parmi d’autres du rapport de force entre les deux pays qui cherchent à obtenir le plus de territoires possible.

La capacité militaire, l’urgence à exploiter les ressources ou encore le soutien diplomatique sont autant d’éléments à prendre en compte, en plus des arguments juridiques, pour bien évaluer le rapport de force de chaque acteur ; et il semblerait que la balance penche du côté d’Israël. Malgré les capacités militaires réelles du Hezbollah et les menaces répétées de son chef, Hassan Nasrallah, contre l’État hébreu en cas d’exploitation des ressources dans cette zone, Israël dispose en effet d’une nette supériorité militaire en mer aussi bien pour défendre ses gisements que pour s’opposer à des projets libanais qui contreviendraient à ses intérêts. De même, contrairement au Liban qui n’a découvert – et n’exploite – aucun gisement de gaz, Israël utilise du gaz israélien dans ses centrales depuis 2013 et en vend même depuis quelques années à ses voisins arabes proches (Égypte, Jordanie). Enfin, dans ce dossier – comme dans beaucoup d’autres quand il s’agit d’Israël au Moyen-Orient –, Washington semble plus proche du point de vue israélien que du point de vue libanais en campant sur une position médiane (la « ligne Hof ») entre les revendications initiales. Cela signifie de facto que les États-Unis excluent – pour l’instant – d’intégrer les nouvelles propositions territoriales exigées par le Liban en 2020 – les 1 430 kilomètres carrés supplémentaires. Notons d’ailleurs que la « ligne Hof » s’écarte des règles classiques du droit international pour trouver un compromis politique (4) ; preuve que le droit international n’est ici qu’un élément pour résoudre la crise, et que les acteurs s’y soustraient parfois en cas de nécessité politique.

Face à cela, les arguments juridiques du Liban, solidement étayés par un rapport du Bureau hydrographique du Royaume-Uni, pourraient avoir du mal à s’imposer. D’autant que les nouvelles prétentions libanaises ne sont, elles aussi, pas dénuées d’intérêts politiques. Des cartes publiées en avril 2021 par la presse libanaise, citant des sources militaires, montrent en effet un potentiel gisement, Qana, qui se situerait au sud du bloc 9 et le déborderait largement au-delà de la « ligne Hof », mais également de la ligne revendiquée initialement par le Liban en 2010. Si Qana se confirme, on comprend alors le souhait de Beyrouth de proposer une nouvelle frontière qui inclurait totalement ce gisement dans les eaux libanaises afin de ne pas devoir partager l’exploitation de ce gaz avec Israël. Pour l’État hébreu, accepter la proposition maximaliste du Liban signifierait, en plus d’une perte importante de son actuel territoire maritime, la perte d’une partie du gisement Karish, qui basculerait ipso facto dans la ZEE libanaise.

Israël comme le Liban ont certainement conscience que leurs revendications ne peuvent être acceptées en l’état par l’autre, mais la stratégie semble consister à exiger le plus de territoires possible dans le but de sauvegarder ce que chacun estime être un minimum stratégique : l’intégralité de Karish pour Israël, la pleine souveraineté de Qana pour le Liban. La médiation américaine pourrait ainsi proposer une nouvelle ligne de partage qui passerait entre les deux gisements, c’est-à-dire entre les lignes libanaises de 2010 et de 2020. Pourtant, un tel scénario suppose un renoncement territorial d’envergure pour Israël : la cession du triangle contesté depuis 2010 (860 kilomètres carrés) et une bonne partie des 1 430 kilomètres carrés réclamés par le Liban.

Compte tenu de l’actuel rapport de force politique, militaire, économique et énergétique entre Israël et le Liban, tout porte à croire que l’État hébreu n’a aucun intérêt à ce genre de compromis. Israël, qui n’est pas pressé d’exploiter Karish pour produire son propre gaz, contrairement au Liban qui n’a pas encore fait la moindre découverte, pourrait faire traîner les discussions diplomatiques et ainsi arracher à un Liban moribond un accord de partage des ressources de Qana, dont l’exploitation deviendrait de plus en plus vitale pour sortir le pays de la crise.

Des conflits qui se multiplient

Le différend israélo-libanais qui dure depuis plus de dix ans n’est qu’un volet des nombreux autres conflits en mer qu’ont fait naître les découvertes de gaz naturel en Méditerranée orientale. La République turque de Chypre Nord (RTCN), État autoproclamé en 1974 et reconnu par la seule Turquie, conteste en effet tous les accords de délimitation maritime qu’a signés la République de Chypre avec ses voisins. La RTCN s’estime lésée et exige une ZEE qui empiète en grande partie sur la ZEE de sa « sœur ennemie ». Là encore, le droit international disparaît face au rapport de force géopolitique : la méthode de calcul de la RTCN semble en contradiction avec les règles du droit de la mer, mais la force de sa revendication repose sur la puissance navale de son allié turc qui multiplie les incursions et provocations dans l’espace maritime sud-chypriote.

Soulignons enfin le dernier litige en date dans la région qui déborde l’étroit bassin levantin pour embraser toute la Méditerranée orientale : à la fin de l’année 2019, la Turquie et la Libye du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj (2014-2021) ont signé un accord de délimitation maritime, qui redéfinit les ZEE de la région. La Grèce comme la République de Chypre se retrouvent amputées d’une grande partie de la leur au profit presque exclusif de la Turquie. À l’été 2020, Ankara a dépêché dans la zone contestée avec la Grèce des navires d’exploration accompagnés de bateaux militaires, faisant monter d’un cran les tensions en Méditerranée bien au-delà de son bassin oriental. La France y a en effet renforcé sa présence militaire en soutien à Athènes. Si le niveau de tension est redescendu, tout porte à croire que la Méditerranée orientale fera l’objet de nouvelles rivalités dans les années à venir.

<strong>Le « Grand Jeu » énergétique et frontalier en Méditerranée orientale</strong>

Notes

(1) C’est le cas lors des nombreuses guerres israélo-arabes (1949, 1956, 1967, 1973), puis au moment des Intifada de 1988 et de 2000, mais également lors de la guerre civile libanaise (1975-1990), ou à Chypre, lors des affrontements qui ont conduit à la partition du territoire en 1974.

(2) Les estimations des réserves des gisements sont de 317 milliards de mètres cubes de gaz pour Tamar, 605 milliards pour Leviathan, 34 milliards pour Tanin et 50 milliards pour Karish.

(3) Les estimations des réserves des gisements sont de 140 milliards de mètres cubes de gaz pour Aphrodite, 14 milliards pour Onesiphoros, entre 170 milliards et 230 milliards pour Calypso, entre 142 milliards et 227 milliards pour Glaucus.

(4) Le point de départ du tracé n’est plus sur terre, mais en mer, en prenant en compte un rocher inhabité au large d’Israël (Takhlit), ce qui désavantage le Liban ; même si la solution finale prévoyait de donner la majorité de l’espace contesté (55 %) à Beyrouth.

Légende de la photo en première page : La crise que traverse le Liban provoque des pénuries de gaz naturel et d’essence, obligeant les habitants à de longues attentes pour s’en procurer, comme à Beyrouth à l’été 2021.

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°53, « Pétrole : géopolitique de la rente », Janvier-Mars 2022.
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