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« Nous assistons au grand retour de l’art opératif »

La guerre d’Ukraine est l’exemple évident d’un engagement de haute intensité conventionnel. Cependant, non seulement il n’est pas le seul, mais l’attention portée à une guerre peut donner une vision biaisée de ce que pourrait être la prochaine. À quoi ressemblera, selon vous, la guerre de haute intensité d’ici dix ou quinze ans ?

Comparaison n’est pas raison. On ne peut s’appuyer sur un unique point de référence : la guerre en Ukraine ne doit pas conduire à des généralisations trop rapides ou à des biais de confirmation trop faciles. Tout est à nuancer : les leçons de mars 2022 ne sont pas celles de décembre 2022, la physionomie et les capacités des deux camps ont changé. Il nous faut contextualiser et relativiser avec d’autres références contemporaines. Il faut aussi étudier les guerres entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, les combats au Levant, en Irak. Je pense notamment à la bataille de Mossoul.

Je ne peux pas vous dire comment se terminera le conflit en Ukraine ni quelle sera « la » capacité clé qui fera la différence au niveau tactique. Certaines réalités se confirment, comme la transparence du champ de bataille et l’importance des drones. Mais il est évident qu’il faudra être capable d’encaisser un premier choc violent et brutal, puis de reprendre l’initiative pour se donner le temps de la résilience, le temps d’adapter en tant que de besoin notre modèle de force pour reprendre l’ascendant dans la durée. Pour cela, notre armée devra être réactive et durcie d’emblée.

Une multitude de scénarios sont possibles. Le paroxysme serait l’« Hypothèse d’engagement majeur » (ou « HEM ») qui correspondrait à une situation où la France serait officiellement en guerre, et donc la Nation en armes, entièrement tournée vers l’effort de guerre. C’est le scénario le plus redoutable, mais aussi le plus « facile » pour les armées, car toute la société et toute l’industrie seraient mobilisées autour d’une « économie de guerre », industrielle et humaine.

Sur l’échelle qui mène à l’HEM, il existe une multitude d’autres scénarios d’emploi des forces, qui commencent par la gestion de crise et les missions de stabilisation, que nous connaissons bien depuis 30 ans, et qui contiennent aussi leur lot de haute intensité, quoique ce soit au niveau microtactique et face à des ennemis asymétriques. Mais qui pourrait nier l’intensité des combats qu’ont menés nos soldats dans l’Adrar des Ifoghas ou en vallée d’Al Assai ?

Il faut ajouter à ces scénarios éprouvés ceux que l’on devine, que l’on voyait poindre avant le 24 février, et qui découlent du retour de la realpolitik et de l’usage de la force militaire dans le règlement des conflits. C’est ce qui rend crédibles les velléités de déni d’accès, en Méditerranée ou dans le golfe Arabo – persique. Si cela devait arriver, nous pourrions revivre un conflit tel que la première guerre du Golfe.

L’enjeu pour nous est d’être prêts à toutes ces situations. Pour cela, nous devons déterminer les invariants. Le premier, c’est le retour de l’adversaire « à parité ». On pense tout de suite, actualité oblige, à la Russie. Force est de constater que l’armée russe a été mise en échec en Ukraine, mais restons prudents. La question est de savoir quelle sera l’aptitude de Moscou à reconstituer sa masse militaire perdue et, si oui, à quel rythme, au prix de quels choix capacitaires. Mais il est peu probable que le président Poutine s’avoue vaincu, même si son armée était chassée d’Ukraine. Le conflit se poursuivra sans doute en zone grise, en utilisant Wagner, par la manipulation de l’information et par une ligne « chaude » durable de frontière avec l’Ukraine.

Il n’y a pas que la menace à l’Est. Nous pourrions être confrontés à d’autres puissances régionales, qui entendent se hisser au niveau mondial en « perturbant » les grandes puissances. Shakespeare le dit très bien : « Être grand, c’est soutenir une grande querelle. » C’est d’autant plus facile à faire quand on peut bloquer des accès stratégiques, accroître son pouvoir de nuisance en industrialisant les capacités nouvelles qui se vulgarisent, en particulier les drones qui pullulent désormais sur tous les théâtres. Il n’est qu’à regarder l’arsenal iranien…

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