L’évolution de la politique étrangère canadienne sous les conservateurs
Avant même le retour du Parti conservateur du Canada au pouvoir, en 2006, des intellectuels de la mouvance conservatrice de l’ouest canadien critiquaient implacablement la manière dont les précédents gouvernements libéraux envisageaient le rôle du Canada dans le monde (3). Les conservateurs privilégiaient une approche dite néocontinentaliste (4). Cette approche favorisée par Stephen Harper, à son accession au pouvoir en 2006, reposait sur l’idée que l’intérêt du Canada consistait à forger une solide alliance sur le plan économique avec les États-Unis, et ce, même si cela devait heurter la communauté internationale. Cette friction s’est matérialisée par le projet conservateur de réorienter l’image du Canada comme une « superpuissance énergétique ». Il s’agissait d’élever le profil international du pays en accordant à l’industrie de l’énergie une valeur politique, presque identitaire. Le retrait du protocole de Kyoto, en 2011, envoyait le message que le Canada ne devait pas être contraint, par des traités internationaux, d’atteindre des cibles de réduction des gaz à effet de serre jugées dommageables à l’économie canadienne. Dans la même veine, les conservateurs avaient peu d’estime pour des institutions internationales comme l’ONU. Or, la volonté conservatrice de donner une nouvelle direction au Canada sur la scène internationale n’a pas eu le succès escompté. Le dédain démontré par Harper à l’ONU aurait plutôt contribué à l’incapacité d’obtenir, en 2010, un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité, le Canada ayant retiré sa candidature contre le Portugal. En outre, le néocontinentalisme n’a pu s’imposer comme doctrine, une combinaison de facteurs ayant freiné le rapprochement souhaité avec les États-Unis. Les conservateurs canadiens ne voulaient pas être rapprochés des néoconservateurs américains, une proximité jugée nuisible lors des campagnes électorales alors que les relations entre Stephen Harper et Barack Obama sont restées froides. Quant au projet de faire du Canada une « superpuissance énergétique », il a avorté, les projets de construction de pipelines nécessaires à l’exportation n’ayant pas abouti.
Malgré le désir clairement exprimé de rupture de la part des conservateurs avec l’approche internationale préconisée par les libéraux, la vision conservatrice du monde et du rôle que le Canada se devait de jouer demeurait en phase avec la logique de la convergence libérale. Ce que Stephen Harper reprochait à Jean Chrétien et à Paul Martin était en fait leur engagement soi-disant imparfait dans la défense des individus et de leurs droits. Au contraire, les libéraux auraient fait preuve de myopie idéologique à propos des nouveaux dangers qui menaçaient les démocraties occidentales en refusant, comme l’avait fait Jean Chrétien, de suivre les Américains dans leur intervention en Irak. Les attentats du 11-Septembre 2001 auraient dû conduire le gouvernement canadien à s’engager avec son principal allié pour mener la lutte contre l’islamisme radical dont la nature était comparable à bien des égards aux totalitarismes du XXe siècle que Stephen Harper avait en aversion. C’est pourquoi il fallait prendre des positions guidées par la clarté morale et la défense des intérêts canadiens, comme l’espérait Stephen Harper : « L’ambiguïté morale, l’équivalence morale ne sont pas des options ; ce sont des illusions dangereuses… Nous savons où sont nos intérêts et qui sont nos amis. » (5).
Ainsi, la pensée de l’ancien Premier ministre conservateur demeurait animée par une vision politique articulée autour d’idées ancrées à la fois dans l’univers du libéralisme classique, qui place l’autonomie individuelle au centre de tout, ainsi que du conservatisme, qui espère des positions morales fortes, une revalorisation du rôle militaire du Canada — ne serait-ce que symboliquement —, le tout convergeant dans une opposition à toute forme de totalitarisme (6). C’est dans cette perspective que se comprend l’insistance conservatrice mise sur les politiques de libre-échange, la croyance aux vertus des interventions minimales de l’État, ainsi que les prises de position contre les néo-totalitarismes du XXIe siècle qui faisaient ressurgir le spectre des expériences totalitaires du passé qui ont sacrifié la liberté individuelle sur l’autel d’une cause jugée supérieure. Stephen Harper a fait une question de principe de s’attaquer ouvertement à ces forces répressives et antilibérales, comme en a fait foi la décision de son gouvernement de couper le financement à la United nations relief and works agency (UNRWA) — l’agence des Nations Unies qui a pour mission de venir en aide aux réfugiés palestiniens — sous prétexte qu’elle avait des liens avec le Hamas. Ce parti pris en faveur d’Israël a été coûteux en matière de votes pour un siège au Conseil de sécurité, compte tenu du grand nombre d’États (28 pour être précis) qui ne reconnaissent toujours pas son existence (7).
Cet idéal permet d’expliquer le rôle proactif du Canada, dès 2006, au sujet des violations des droits de la personne en Birmanie, les prises de position contre le régime iranien pour des raisons similaires ou encore l’intensification de l’engagement militaire du Canada en Afghanistan, sans oublier une attitude d’opposition affirmée envers le modèle totalitaire chinois (8). Sans aucun doute, l’ancien leader conservateur faisait preuve d’une rhétorique morale plus tranchée sur le plan idéologique que ses prédécesseurs, tout comme il se montrait méfiant à l’égard du multilatéralisme. Cependant, plusieurs de ses décisions furent animées par le désir de faire prévaloir des valeurs intrinsèquement associées au libéralisme économique et à la primauté des droits de la personne (9).
Le Canada n’est pas de retour
De retour au pouvoir en 2015 avec Justin Trudeau, les libéraux ont sans surprise fait le choix de prioriser d’autres axes en matière d’affaires étrangères ainsi qu’un discours moins conflictuel, mais sans pour autant sortir du paradigme de la convergence libérale. Ils ont plutôt fait le choix de placer au cœur de leurs priorités en matière d’affaires étrangères des politiques associées à la diversité ethnoculturelle et aux identités de genre. Fier de ses succès à cet égard et n’hésitant pas à s’autoproclamer le premier état « postnational » du monde (10), le Canada a fait de ce pilier de la « canadianité » un élément clé de sa politique étrangère. Pour preuve, Justin Trudeau a indiqué très clairement que « le Canada a une responsabilité envers lui-même et le reste du monde en montrant que la promotion de la diversité est une force qui peut vaincre l’intolérance, le radicalisme et la haine » (11). Cette rhétorique officielle qui voit dans le libéralisme canadien une idée précieuse fut réaffirmée par Chrystia Freeland, alors qu’elle était ministre des Affaires étrangères (2017-2019), dans un discours de 2017 sur les priorités du Canada en matière de politique étrangère dans lequel elle incitait les autres pays à regarder et à copier sa manière de gérer la diversité. La politique étrangère canadienne avait le rôle « d’établir une norme sur la façon dont les États devraient traiter les femmes, les homosexuels et les lesbiennes, les transgenres, les minorités raciales, ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses ainsi que les Autochtones » (12). Voilà qui indiquait l’intention de doter le Canada d’une « destinée manifeste civilisationnelle ».