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Le scorbut des nations. Réflexions stratégiques sur la maîtrise des mer et le blocus

L’affrontement entre les marines britannique et allemande au cours de la Première Guerre mondiale illustre ces choix stratégiques. Après à la bataille du Jutland (1916) (7), les décideurs allemands décidèrent d’adopter une stratégie de « flotte en vie ». Malgré l’inactivité de cette force, la Royal Navy n’a eu d’autre choix que de maintenir un blocus jusqu’à la fin de la guerre. Le coût de ce dernier a été exorbitant, puisque, en prenant en compte les indisponibilités et innombrables aléas, la concentration d’une flotte de blocus largement supérieure était indispensable pour garantir la supériorité en cas de sortie allemande. Cette dépense de moyens restait toutefois justifiée puisque le Royaume – Uni a tiré d’énormes avantages de sa maîtrise des mers.

Du point de vue allemand, c’est justement cette « débauche » de ressources et la concentration des forces britanniques qui étaient recherchées : seule une faible portion des unités de la Royal Navy restait disponible pour d’autres tâches (missions offensives, protection de convois, renforcement des armées terrestres). De vastes étendues maritimes demeuraient ainsi sans protection, ce qui offrait de belles opportunités dans le cadre de la guerre au commerce menée par les U-Booten (stratégie de « sea denial »). D’une certaine manière, les deux belligérants ont donc chacun trouvé des intérêts à cette « situation d’équilibre » que représentait une « flotte en vie » bloquée par des forces navales supérieures.

Adaptation du blocus aux innovations technologiques

Si les principes sous – jacents aux différentes stratégies et contre – stratégies exposées précédemment ont peu évolué à travers les siècles, doctrines et tactiques ont dû être adaptées au fil des innovations technologiques. À l’époque napoléonienne, les vaisseaux de ligne constituaient l’ossature des flottes de combat. Ces bâtiments à voiles étaient capables de patrouiller pendant des mois avec un minimum de soutien. La portée limitée des batteries côtières ne pouvant les inquiéter, les Britanniques étaient concentrés à proximité immédiate des principaux ports militaires français. Certaine d’être engagée en situation d’infériorité en cas de sortie, la flotte française était bloquée.

Ce type de dispositif resserré fut remis en question à la fin du XIXe siècle quand plusieurs innovations technologiques révolutionnèrent la tactique navale. Du point de vue de l’armement, la « Jeune école » française estimait que l’apparition de la torpille, du sous – marin et de la mine remettaient en cause l’hégémonie du canon (8). Les Britanniques étaient plus nuancés. Ils restaient convaincus de la supériorité de l’artillerie de leurs dreadnoughts en haute mer, mais reconnaissaient la vulnérabilité de ces unités à proximité des côtes adverses. En parallèle, la machine à vapeur a révolutionné la propulsion des navires. L’augmentation de leur liberté de manœuvre tactique s’accompagnait toutefois de fortes contraintes logistiques. Le besoin en charbon réduisait dorénavant la liberté de manœuvre stratégique des flottes en leur imposant d’évoluer à proximité d’une base de ravitaillement.

Quand la Première Guerre mondiale a éclaté, les Britanniques ont réalisé que la combinaison de ces innovations rendait impossible la pratique d’un blocus rapproché. Pour garantir la maîtrise des autres mers du globe, ils décidèrent donc de bloquer la mer du Nord dans son intégralité, en fermant la Manche et l’accès depuis l’Atlantique nord. Tout le dispositif naval dut être repensé. La surveillance des mouvements ennemis reposait désormais sur des sous – marins et, pour la première fois, sur l’exploitation des interceptions radio. Quant à la flotte, elle dut être transférée vers Scapa Flow, groupe d’îles désolées, mais idéalement placées au nord de l’Écosse. Les conséquences logistiques furent extrêmement complexes : défenses, approvisionnements, docks et bassins de carénage durent y être construits ou transportés en urgence (9). Au bilan, malgré ces défis tactiques et opérationnels de taille, le blocus maritime a pu être adapté au fil des siècles pour demeurer l’épine dorsale d’une stratégie de maîtrise des mers, qui a directement contribué aux victoires du Royaume‑Uni.

Fort de ces constats historiques, il convient dorénavant de s’interroger sur la faisabilité et la pertinence de la pratique d’une stratégie similaire au XXIe siècle. En l’absence d’un contexte précis, il est inutile de proposer des conclusions arrêtées, mais il est possible d’identifier des tendances pour alimenter la réflexion stratégique.

Innovations technologiques et faisabilité d’un blocus au XXIe siècle

À l’heure actuelle, l’augmentation des capacités des missiles couplée à l’amélioration des moyens de détection (10) ainsi que le développement des drones sont probablement les faits tactiques majeurs qui pourraient décider de l’issue d’un combat en cas de guerre navale. Ces évolutions technologiques se traduisent notamment par l’augmentation de l’emprise de la terre sur la mer. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais s’est accélérée ces dernières décennies. Elle s’incarne dorénavant dans les notions d’A2AD (Anti – access, area – denial) ou d’espaces de contestation.

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