Pas de « Manta » sur le Dniepr
Le modèle de forces n’a cessé de se contracter du fait de la crise des ciseaux entre des ressources déclinantes et l’acquisition d’équipements majeurs sophistiqués toujours plus coûteux. Au sortir de cette longue crise et malgré le rebond depuis 2015, la France n’est capable selon l’« Hypothèse d’engagement majeur » d’engager que 15 000 hommes, regroupés principalement dans deux brigades avec au moins six GTIA et avec 45 avions de combat. Autrement dit, on prévoit seulement, et après six mois de préparation, de refaire l’opération « Daguet » de 1990. Et encore faudra-t‑il toujours compter sur les alliés américains pour aider au ravitaillement en vol, au transport et au soutien logistique, parce que nos stocks, au nom d’une logique de flux tendus, ont été réduits à la juste suffisance des petites guerres que nous avons menées et menons toujours contre des organisations armées (3).
Si les forces armées françaises étaient engagées pour aider un pays ami à affronter une invasion russe, elles pourraient avoir une supériorité aérienne temporaire sur une partie du front et vaincre une ou peut-être deux des neuf armées ennemies engagées, avant de disparaître au bout d’une à trois semaines de combat. C’est un peu court alors que l’on se vante régulièrement d’être la plus puissante armée de l’Union européenne.
Si nous avions fait l’effort de réaliser le modèle 2015, nous aurions été capables de déployer tous les instruments de confrontation militaire à grande échelle face à la Russie. Si le président de la République avait accepté ce risque avec ses alliés, nous aurions pu déployer en quelques jours une brigade légère et un escadron aérien à Kiev en plaçant, à la manière russe, la Russie devant le fait accompli et le dilemme de franchir ou non le seuil de la guerre avec l’OTAN. Au lieu d’un sous-groupement en Estonie depuis la crise de 2014 et un GTIA en Roumanie, unités symboliques incapables d’arrêter une seule division russe, c’est au moins l’équivalent d’une division des anciennes Forces françaises en Allemagne qu’il aurait été possible de déployer en Europe orientale, avec la possibilité de monter rapidement jusqu’à un corps d’armée complet. Nous serions le deuxième contributeur d’aide militaire à l’Ukraine et non pas le treizième.
Le stock, c’est la vie
Avec des ressources budgétaires sérieuses, il serait pourtant relativement simple de faire mieux en équipant déjà, et non pas à la demande, toutes nos unités de tout ce qui est normalement prévu pour qu’elles combattent (sous-systèmes radars, nacelles, munitions, systèmes de tir, etc.) dont le nombre total est inférieur au nombre de plates-formes. Il en va sensiblement de même pour les régiments de l’armée de Terre que l’on est incapable désormais de doter de tous les véhicules théoriquement prévus. Sans grande dépense supplémentaire, et peut-être même en permettant de réaliser des économies par une meilleure efficience, le desserrement de l’étouffement administratif des armées suffirait mécaniquement à en améliorer la performance opérationnelle. On pourrait ainsi être capable de déployer 32 GTIA à partir du même nombre de régiments d’infanterie ou de cavalerie, ce qui paraît la moindre des choses, ainsi que trois groupements d’hélicoptères de combat. On pourrait espérer aussi aller au-delà de la capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur une durée de six mois, réalisée au Kosovo en 1999 ou en Libye en 2011, ce qui est évidemment insuffisant pour avoir un effet opérationnel sur une armée importante.
Si les combats durent autant en Ukraine avec une telle intensité, c’est seulement parce que les adversaires, et particulièrement les Russes, s’appuient sur des stocks énormes d’équipements et de munitions héritées de la guerre froide, là où nous nous sommes empressés de ne pas les remplacer et de ne pas rétrofiter nos équipements anciens, considérant que quelques dizaines de milliers d’obus et quelques centaines de missiles suffisaient pour mener les petites guerres et les petits combats terrestres que l’on faisait depuis la fin de la guerre froide. Cette logique doit faire place à celle des « montagnes de fer » : le stock, c’est la vie et la survie des armées.
Cet épaississement de la première ligne et du soutien implique aussi celui du troisième échelon, celui de la fabrication ou de l’acquisition d’équipements, où il faut passer de l’artisanat – quand on fabrique neuf canons par an, c’est de l’artisanat – à une production plus massive et plus réactive. Il ne doit plus être admissible par exemple d’attendre sept ans entre l’expression du besoin d’achat sur étagère d’un nouveau fusil d’assaut et la mise en service de cette nouvelle arme.