Magazine Moyen-Orient

Une victoire des talibans aussi par le droit

L’incompatibilité supposée de l’Afghanistan et de l’État a constitué une prophétie autoréalisatrice, amenant les militaires américains à renforcer des acteurs qu’ils considéraient comme locaux alors que leur pouvoir dépendait des ressources fournies par l’international, un renforcement qui s’est joué aux dépens des institutions officielles.

Une reconquête progressive, village par village

Chassés du pouvoir en 2001, les talibans se sont progressivement réimplantés dans les campagnes, village par village. Bien que le mouvement présentât un caractère transnational, il revendiquait d’incarner un État légitime obligé à l’exil par une invasion étrangère et mobilisait la population contre les troupes occidentales, décrites comme des forces d’occupation. En dépit de leurs ressources limitées et des contraintes de la clandestinité, les talibans ont installé des tribunaux dans la majeure partie du pays. Ils ont mis en place des dispositifs qui visaient à extraire les juges et leurs verdicts de la guerre et de ses conséquences à l’échelle locale. Plusieurs dynamiques entravaient ce travail de reconnaissance des juges talibans comme magistrats : les opérations militaires, la dépendance des juges vis-à-vis des combattants et la contradiction entre, d’une part, les impératifs militaires du mouvement et, d’autre part, les apparences d’objectivité que devaient maintenir les magistrats pour rester crédibles.

Pour autant, l’intégration des juges dans la bureaucratie, le recrutement d’un personnel clérical, rompu à un fonctionnement hiérarchique, et l’établissement de procédures régulières ont permis aux talibans de produire, dans les conditions de la guerre, un système juridique relativement prévisible. Le mouvement a intégré les juges dans une organisation juridictionnelle centralisée, inspirée de l’architecture institutionnelle du régime taliban de 1996-2001. Un système de rotation et de surveillance visait à assurer le respect des procédures chez les juges et leur détachement vis-à-vis des enjeux locaux liés aux conflits qu’ils tranchaient.

Le recrutement des juges dans les madrasas deobandies (2) au Pakistan et en Afghanistan a permis l’établissement d’un système judiciaire particulièrement économique, qui ne nécessitait ni formation d’un personnel spécialisé ni rédaction d’un code de lois. Ainsi, le mouvement bénéficiait de l’éducation et du travail de cadrage idéologique réalisés par les madrasas auprès de jeunes afghans issus des régions rurales et des camps de réfugiés. Après une dizaine d’années dans les écoles religieuses, loin de leur famille et de leur village, les oulémas partageaient un éventail de compétences théologico-juridiques, un habitus bureaucratique et une vision du monde qui les distinguaient de leur milieu d’origine.

L’éducation acquise dans les madrasas deobandies a sous-tendu la cohérence des verdicts, leur caractère islamique reposant essentiellement sur le recours aux ouvrages de jurisprudence hanafite qui avaient été enseignés aux juges durant leur formation. Cette socialisation a également engendré des mesures individuelles qui renforçaient l’efficacité des dispositifs institutionnels dans lequel le mouvement insérait les juges. L’idéologie deobandie, associant un rôle de régulation sociale des clercs à un déni du caractère politique de leur action, a nourri une revendication d’objectivité efficace dans le champ juridique.

Le système judiciaire taliban s’est appuyé sur la double appartenance de ses juges : comme magistrats, au champ juridique et, comme oulémas, au champ religieux. L’attribution du statut d’ouléma par des madrasas indépendantes de la branche armée a favorisé la reconnaissance sociale de la compétence juridique des juges talibans, par-delà leur nomination par le mouvement.

Alors que le problème essentiel de la reconnaissance d’un statut juridique dans un contexte de guerre découle du caractère à la fois partisan et juridique du juge (qui est aussi un militant taliban), l’emploi d’une institution extérieure de certification a permis aux talibans de contourner cette difficulté. Les juges ont socialement été reconnus comme compétents pour trancher des litiges et infliger des peines en raison de leur nomination dans un système judiciaire et du fait de l’attestation de leurs connaissances en droit islamique par une institution indépendante. Ainsi, en tant qu’oulémas, ils étaient légitimes pour décider des cas qui leur étaient soumis, et en tant que juges talibans, ils avaient les moyens de faire respecter leur verdict par la contrainte physique.

Contrairement à la plupart des mouvements armés contemporains, les talibans ne se sont pas appuyés sur les modes classiques de formalisation du système judiciaire par les lieux (bâtiments, configuration de la salle d’audience) ou les attributs (tenue spécifique, symboles, objets), qui auraient accru les risques encourus par les juges d’être repérés par les troupes occidentales. Ils ont repris des dispositifs et des rituels de la vie sociale rurale leur permettant de se fondre dans la population tout en restant accessibles à leurs usagers.

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