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Une victoire des talibans aussi par le droit

De manière prévisible, ces derniers mettent en place un régime théocratique, concentrant tous les pouvoirs dans les mains des oulémas. Ce gouvernement de mollahs est en continuité avec l’émirat de 1996-2001 sur le plan idéologique : application du droit islamique, vision patriarcale de la société, rejet formel des appartenances ethniques qui dissimulent un régime de faveur pour les Pachtounes, conservatisme social et économique. Le mouvement a promis de réinstaurer la Constitution de 1964 avec des révisions dans le sens de leur interprétation rigoriste du droit islamique.

Les juges, colonne vertébrale de leur gouvernement durant la guerre, sont un rouage essentiel de la reconstruction de l’administration. Parce qu’ils sont les cadres les plus compétents du mouvement, nombre d’entre eux ont été temporairement retirés des tribunaux pour assister les gouverneurs et les ministres. Les dirigeants talibans sont face à un dilemme : ils ont besoin des compétences des fonctionnaires du régime précédent pour relancer les services publics, mais n’ont confiance ni dans leur loyauté politique ni dans leur probité. Toutefois, à l’exception des juges, le mouvement a peu d’administrateurs formés. Sa stratégie a donc consisté dans un premier temps à reprendre une partie des anciens fonctionnaires et à les mélanger avec ses propres militants.

Cependant, cette reconstruction de l’administration se confronte à un contexte international hostile. Les talibans règnent dans un pays exsangue après plus de quarante ans de guerre, des années successives de sécheresse et la mise au ban qui a suivi la défaite occidentale en 2021 : gel des 9,5 milliards d’avoirs de la Banque centrale afghane aux États-Unis, interruption des prêts et des aides du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale. Avec un budget divisé par cinq, le nouveau régime a été forcé de licencier la plupart des fonctionnaires. L’argent tiré des douanes permet à l’appareil d’État de se maintenir, et c’est d’abord la population qui paie le prix de ces sanctions. Alors que la famine s’est abattue sur l’Afghanistan à l’hiver 2021, les organisations humanitaires ont réduit leurs activités les plus essentielles : aide alimentaire, centres de santé, écoles. Elles cherchent à éviter tout risque juridique d’être associées à un gouvernement dont certains membres sont sur les listes terroristes américaines et de l’ONU.

Les talibans ont développé dans la guerre un art de la diplomatie et jouent une partition différente des provocations récurrentes des années 1990. Ils évitent ainsi les exécutions publiques ou la destruction de patrimoine, ce qui n’empêche pas le mouvement d’exercer une répression à l’encontre d’anciens fonctionnaires, de combattants du régime précédent ou de militantes féministes. Cependant, la stratégie de l’émirat islamique dans les prochaines années sera celle du fait accompli, de se faire reconnaître comme l’État afghan alors que les pays de la région aspirent à une stabilité politique et que les Occidentaux n’ont pas d’alternatives à proposer. Le régime devra aussi faire face aux membres de la diaspora afghane, déterminés à empêcher toute normalisation du mouvement qu’ils ont combattu toute leur vie. 

Notes

(1) Ce texte est l’actualisation d’une première version parue le 8 septembre 2021 sur le site du quotidien d’analyse AOC, https://​aoc​.media

(2) Fondée dans le nord de l’Inde à la fin du XIXe siècle dans un contexte de contestation de la puissance coloniale britannique, l’école deobandie s’appuie sur les textes du juriste musulman irakien Abou Hanifa (699-767), se basant sur une interprétation conservatrice de la religion.

Légende de la photo en première page : Un dirigeant taliban (au centre) se réunit avec des habitants de Kaboul, en septembre 2021. © Oriane Zerah

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°54, « Talibans : le grand retour… », Avril-Juin 2022 .
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