La fin du partenariat germano-russe
À partir de l’ère Gorbatchev et de l’unification, l’Allemagne s’est efforcée de bâtir un partenariat étroit avec Moscou. Vantant le concept du « changement par le commerce » (Wandel durch Handel), les gouvernements Schröder et Merkel semblaient convaincus qu’une pénétration économique, commerciale et culturelle allemande de la Russie permettrait d’accompagner le Kremlin sur la voie des réformes, afin de transformer la Russie en une démocratie parlementaire pro-occidentale. À cette fin, l’Allemagne a accepté une logique d’interdépendance qui la rendait surtout dépendante de la Russie au niveau de l’importation d’hydrocarbures, celle-ci assurant jusqu’à 30 % des importations de pétrole et 60 % des importations de gaz en Allemagne. Parallèlement, Berlin a mis en place tout un réseau d’échanges politiques, tant dans le cadre du « Dialogue de St. Pétersbourg » que dans celui du « Forum germano-russe », l’objectif étant de soutenir une multitude de canaux de discussions et d’échanges entre Allemands et Russes (ces derniers furent toutefois tous triés et choisis par le Kremlin). À cette fin, l’Allemagne a fermé les yeux sur les exactions russes tant à l’intérieur (une répression sans cesse croissante depuis 2012, couplée à un comportement mafieux et kleptocratique de la part des dirigeants russes) qu’à l’extérieur (guerre contre la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014), tout en qualifiant le projet North Stream I et II de « purement privé et commercial ». Ce qu’il n’était évidemment pas. L’invasion russe de l’Ukraine a mis un terme à cette coopération Berlin-Moscou et on imagine mal la voir renaître de ses cendres, tant que Poutine restera au pouvoir ou tant que le pouvoir restera poutinien. La rupture est consommée. La Russie a perdu l’Allemagne comme partenaire. Cette dernière a réussi à se rendre indépendante des hydrocarbures russes en moins d’un an, les importations de pétrole étant à l’arrêt et la part des importations de gaz russes s’étant effondrée. Les échanges politiques, culturels et scientifiques germano-russes sont au point mort. L’agression russe contre l’Ukraine ayant mis un terme à trois décennies de coopération entre les deux pays, l’Allemagne se tourne aujourd’hui nettement plus vers ses voisins d’Europe du Centre-Est — qui restent pourtant très critiques à l’égard de Berlin, lui reprochant un soutien à l’Ukraine jugé insuffisant et une trop grande proximité avec la Russie jusqu’en février 2022. La Pologne et les pays baltes reprochent surtout à l’Allemagne de n’avoir jamais pris au sérieux leurs avertissements quant aux desseins impérialistes russes.
Dernière hésitation : la Chine
Effet de miroir, la dépendance énergétique allemande à l’égard de la Russie (aujourd’hui surmontée) a pour corollaire une dépendance économique vis-à-vis de la Chine, devenue au fil du temps son principal partenaire commercial. Avec 246,6 milliards d’euros en 2021 (212,3 milliards en 2020), le volume des échanges commerciaux entre la Chine et l’Allemagne représente plus du tiers de l’ensemble des échanges entre l’UE et la Chine (696 milliards en 2021). L’UE (tout comme l’Allemagne) importe deux fois plus de la Chine que des États-Unis. À cela s’ajoute la dépendance aiguë des Européens (des Allemands) à l’égard de matières premières critiques chinoises (terres rares, tungstène, antimoine, gallium…) pour lesquelles Pékin est en position de quasi-monopole. Si l’Allemagne se sèvre du gaz et du pétrole russes, elle n’arrive pas pour le moment à se sevrer du marché chinois, alors que les États-Unis — dont l’Allemagne dépend totalement du point de vue militaire — mène depuis les années Trump une politique de découplage économique vis-à-vis de Pékin. Normalement, Berlin devrait suivre Washington sur cette voie. Et sans doute, en cas de conflit sino-américain autour de Taïwan, l’Allemagne sera obligée de se désengager radicalement de l’économie chinoise. Elle a certes adopté, en 2021, des principes relatifs à l’Indo-Pacifique qui mettent en garde contre l’expansionnisme chinois en mer de Chine. Aussi, en 2023, on s’attend à ce que la stratégie nationale allemande, attendue pour le premier trimestre de l’année, adopte une position critique à l’égard de Pékin. En même temps, ses grandes entreprises, notamment BASF, mais aussi le secteur automobile (en particulier Volkswagen), continuent à investir massivement en Chine. Le fait que le chancelier allemand (et ancien bourgmestre d’Hambourg) a autorisé le géant chinois Cosco à prendre une participation de 24,9 % dans le port de Hambourg a évidemment alimenté le débat allemand sur les investissements stratégiques. D’autant que la législation allemande vis-à-vis des activités de Huawei en République fédérale est bien plus laxiste que celle de ses partenaires européens. Le tout dans un contexte de conflit ouvert sur le contrôle à l’échelle mondiale des semi-conducteurs entre les Américains et les Chinois.
L’Allemagne semble commettre, vis-à-vis de la Chine, les mêmes erreurs que face à la Russie avant 2022. Si la guerre d’agression de Poutine oblige l’Allemagne à revoir sa politique étrangère, le gouvernement Scholz subit toujours le poids et l’influence de l’industrie, attirée par les bénéfices économiques à court terme, alors qu’on attend de l’Allemagne une réflexion stratégique axée sur le moyen et le long terme.
Notes
(1) SPD/Grüne/FDP, « Mehr Fortschritt wagen : Koalitionsvertrag » (https://rb.gy/yghzo7).
(2) https://www.bundesregierung.de/breg-de/suche/rede-von-bundeskanzler-scholz-an-der-karls-universitaet-am-29-august-2022-in-prag-2079534
(3) https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2023/01/22/celebration-du-60eme-anniversaire-du-traite-de-lelysee-a-la-sorbonne
(4) Deutscher Bundestag. Stenographischer Bericht. Plenarprotokoll 20/19, 27 février 2022, p. 1350-1354 (https://rb.gy/jrfgc5).
(5) Olaf Scholz, « The Global Zeitenwende. How to Avoid a New Cold War in a Multipolar Era », Foreign Affairs, janvier-février 2023, p. 22-38.
Légende de la photo en première page : Le 29 août 2022, alors que la guerre était de retour sur le continent européen depuis le mois de février et face à un contexte de crise énergétique, le chancelier allemand Olaf Scholz présentait sa vision d’une « Europe géopolitique » depuis l’Université Charles de Prague. Plaidant pour un élargissement de l’Union européenne vers l’est — allant de pair avec une réforme de la prise de décision de l’UE — et un renforcement de la souveraineté européenne — « plus autonomes dans tous les domaines » —, Olaf Scholz annonçait un « changement d’époque » (Zeitenwende) dans un discours conclu par deux questions : « Quand, si ce n’est maintenant, allons-nous construire une Europe souveraine ? Qui, si ce n’est nous, peut protéger les valeurs de l’Europe ? » (© Xinhua/Zheng Huansong)