Magazine Moyen-Orient

Le Moyen-Orient à l’heure où s’embrase le grenier de la mer Noire

Si donc on ne saisit pas encore toute l’intensité de ces variables, la situation est d’ores et déjà inquiétante pour certains pays importateurs, à commencer par ceux d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, structurellement déficitaires en produits alimentaires, en blé notamment. Celui-ci constitue en effet la base alimentaire de ces pays, tandis que les lourdes contraintes agroclimatiques entravent sa production. Pourtant, les pays de la région ont souvent opéré de gros efforts dans l’agriculture à partir des années 1950. Dans un contexte de fort accroissement démographique, il s’agissait d’améliorer la productivité agricole pour se rapprocher au mieux de l’autosuffisance, principalement pour les céréales, et cela avec une visée géopolitique : en assurant ainsi leur propre approvisionnement en produits de base, les pays de la région cherchaient à se prémunir le plus possible contre toute utilisation de l’arme alimentaire par des États fournisseurs.

L’Égypte après la révolution de 1952, la Syrie après la prise du pouvoir par le parti Baas en 1963 et l’Iran après la révolution islamique de 1979, qui a créé le « ministère du Djihad agricole », illustrent en particulier cette recherche d’une « capacité à refuser de faire », un attribut de la puissance, fondée sur le développement hydroagricole destiné à atteindre l’autosuffisance alimentaire dans le contexte du quasi-monopole américain sur les exportations céréalières. Eu égard à leurs relations plus ou moins tendues avec Washington et avec son allié israélien dans la région, cet objectif était d’autant plus impérieux. Même des pays réputés plus proches des États-Unis ont tenté cette voie de la sécurisation par l’autosuffisance. Ainsi, l’Arabie saoudite décida de s’exonérer de leur « food power » dans ce moment de tension relative que fut le choc pétrolier de 1973. Il en a été de même pour le Maroc, qui lança le slogan du million d’hectares irrigués dès 1959. Cependant, dans la région, les résultats sont souvent restés en deçà des objectifs d’autosuffisance, car la croissance démographique y a absorbé le surcroît de production. Mais les pays de la région se sont habitués à cette dépendance, car, à la fin du XXe siècle, les fournisseurs se sont multipliés tandis que les prix ont eu tendance à être contenus. Et dans le cas où les prix augmentaient, les États venaient en aide à leurs ménages au travers de subventions alimentaires. Il fallut ainsi fournir de gros efforts lors de la première alerte sur les marchés agricoles en 2007-2008 puis en 2010-2011.

Inégalités face à la crise

Dans la situation présente, où les prix atteignent durablement des sommets, quels peuvent-être les effets sur la région ? La fragilité des pays est conditionnée par leurs capacités financières, l’état de leurs stocks, leur capacité de production, la situation de leurs contrats d’achats et le niveau de pauvreté des ménages. À partir de ces variables se dessinent plusieurs niveaux de sensibilité.

Si elles sont défavorisées en matière de production du fait d’une extrême aridité, les monarchies rentières du Golfe ont des marges de manœuvre budgétaires qui leur permettent de subventionner les produits agricoles importés en cas de flambée des prix, tandis que leurs ménages sont souvent aisés (à l’exception de nombre d’immigrés qui y travaillent) et que leurs capacités de stockage ont été étendues. L’Algérie, dépendante sur le plan alimentaire, se trouve dans une certaine mesure dans le même cas de figure, bien que sa situation soit plus précaire. Ce n’est pas la présence d’une agriculture qui rend la situation relativement favorable, car elle a été sous-investie par un pouvoir qui a porté un modèle rentier. C’est justement l’importance de cette rente du sous-sol dont la valeur se renchérit qui permet d’amortir le choc de prix en cours. Signalons que l’Algérie, eu égard à sa relation complexe avec la France, s’était préalablement tournée vers le blé russe, du moins partiellement, montrant s’il en était besoin la dimension géopolitique de cette céréale.

Beaucoup plus agricole, le Maroc n’est pas non plus le plus mal loti parmi les pays de la région, même si la sécheresse de cette année le fragilise. Mais sa dépendance aux productions de la mer Noire est assez limitée eu égard à la diversification délibérée des sources d’approvisionnement. La Jordanie dispose de quelques atouts qui la préservent, au moins pour l’instant. L’état de ses stocks, ses contrats honorés pour l’heure avec la Roumanie, son principal fournisseur, et sa situation géostratégique qui lui permet de pouvoir compter sur des transferts financiers éventuels de ses voisins du Golfe sont autant d’atouts malgré sa grande dépendance. Mais le mécontentement social qui a été exprimé à plusieurs reprises depuis 2011 reste une hypothèque. Israël n’est pas mal loti non plus, non pas qu’il soit indépendant des importations, mais sa situation macro-économique lui assure une capacité d’amortissement du choc des prix, même s’il compte des secteurs importants de pauvreté.

D’autres pays sont en revanche beaucoup plus exposés aux difficultés parce qu’ils sont eux aussi nettement importateurs, mais surtout parce que les capacités d’intervention des États sont obérées par le marasme économique et que beaucoup de ménages sont pauvres. C’est le cas de l’Égypte, premier acheteur de blé au monde, essentiellement russe et ukrainien, et dont les stocks ne sont pas pléthoriques. Ayant déjà connu des mobilisations liées à la cherté des produits alimentaires, ce pays est vigilant, au point que le gouvernement encadre depuis mars 2022 le prix du pain non subventionné, avec le risque de fortes pénalités pour les boulangers contrevenants. D’un autre côté, il accroît les subventions au pain qui l’est déjà pour les ménages qui y ont droit, soit deux tiers de l’ensemble. Cependant, eu égard à sa rente géopolitique, l’Égypte sait qu’elle peut compter en dernière instance sur la solidarité de certains régimes du Golfe, comme les Émirats arabes unis, pour recevoir d’éventuels transferts financiers. Par ailleurs, l’acheteur public égyptien (General Authority for Supply Commodities) a émis des appels d’offres visant à réduire sa dépendance aux approvisionnements russes et ukrainiens, qui étaient meilleur marché avant la guerre.

L’Iran est lui aussi exposé à de lourdes hypothèques. Il a beau être le plus gros producteur agricole de la région, de blé en particulier, son exposition à une sécheresse marquée et sa soumission aux sanctions internationales entravent ses niveaux de production. Eu égard à sa position politique, il a cependant réussi à sécuriser dès mars 2022 un important contrat d’achat avec la Russie, portant sur quelque 20 millions de tonnes de céréales et d’huile. La signature du nouvel accord sur le nucléaire constituerait une excellente perspective pour Téhéran, tant en termes de marges de manœuvre budgétaires de l’État que d’amélioration du revenu des ménages, deux variables essentielles de la sécurité alimentaire.

Les difficultés sont encore plus grandes pour la Tunisie, qui fait face à des difficultés socio-économiques et politiques. Engagé dans une transition politique incertaine, ce pays souffre d’une stagnation économique qui pèse sur les marges de manœuvre financières de l’État et des ménages. Si cette transition a pu laisser penser qu’elle était démocratique, la dérive populiste-autoritaire du président Kaïs Saïed (depuis 2019) n’est pas faite pour améliorer la situation. Pas sûr que sa condamnation des spéculateurs suffise à calmer les ardeurs d’une population fragilisée, alors que le rationnement de certaines denrées est effectif.

À propos de l'auteur

Pierre Blanc

Géographe, professeur de géopolitique à Bordeaux Sciences Agro et à Sciences Po Bordeaux, chercheur au laboratoire « Les Afriques dans le monde » (LAM) ; auteur notamment de Terres, pouvoirs et conflits : Une agro-histoire du monde (Les Presses de Sciences Po, 2020).

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