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Le pouvoir russe face à la guerre

Alors que la poursuite de la guerre semble irrémédiablement liée à l’avenir du régime russe et à la capacité de Vladimir Poutine à conforter son leadership au sein de l’élite du pouvoir, quel a été l’impact du conflit et de ses aléas sur le pouvoir du Kremlin ?

Derrière un apparent consensus politique sur la guerre apparaissent de plus en plus de signaux d’une possible dyarchie au sein des élites et une recomposition des acteurs étatiques et non étatiques du pouvoir.

Allégeance d’une élite cooptée qui se resserre autour du chef

Si le système politique russe se caractérise, depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine à la toute fin de la décennie 1990, par « un pluralisme politique limité [et] non responsable » (1), l’élite au pouvoir n’en est pas moins traversée de débats, de dissensions et même de conflits sur l’avenir du régime et, notamment, sur les modalités selon lesquelles la classe dirigeante doit s’assurer le maintien de sa position et de ses privilèges vis-à-vis du reste de la population. Aussi, la trajectoire politique de la Russie post-soviétique peut s’appréhender comme le produit des luttes et des affrontements entre les différents groupes qui la composent.

Parachuté à la tête de l’État russe sans aucun capital politique, cet ancien lieutenant-colonel du KGB a dû forger son propre cercle et ses propres réseaux pour asseoir son pouvoir. Le premier chantier a consisté dans la mise au pas des oligarques hérités de la période eltsinienne et particulièrement actifs en politique sous sa présidence. L’affaire Khodorkovski, du nom de l’ancien PDG de l’entreprise pétrolière Ioukos et soutien de mouvements de l’opposition libérale, constitue le symbole de la domestication de ces riches hommes d’affaires dont l’influence politique a largement diminué au fil des années. S’ils ne voulaient pas subir les foudres du pouvoir et risquer la confiscation des empires économiques et financiers constitués à la faveur de la transition vers l’économie capitaliste, il leur fallait éviter de se mêler de politique et soutenir le pouvoir à chaque fois qu’il en aurait besoin. Parallèlement, les hommes du maintien de l’ordre ont acquis un rôle central dans la conduite de la politique du pays et le soutien au président de la Fédération. Le terme « structures de force » (silovye strukrury) désigne l’ensemble des membres des ministères et agences chargés de l’application de la loi et du maintien de l’ordre. Leur nombre et leur influence ont été inversement croissants à la perte d’influence des oligarques, poussant certains spécialistes à qualifier le régime russe de « militocratie » (2). Cette assertion doit cependant être nuancée d’autant plus que ces siloviki ne constituent pas nécessairement un groupe parfaitement homogène, y compris sur le plan politique (3). Ils doivent en revanche être envisagés comme une puissante force politique conservatrice dont les préférences favorisent le maintien du statu quo dans la Russie contemporaine (4). Un autre groupe de l’élite dirigeante est celui composé des proches du chef de l’Etat originaires de Saint-Pétersbourg, et ainsi surnommés les “Peterski”, où Vladimir Poutine a été en poste, au début des années 1990, après son retour de Dresde. Vladimir Poutine a forgé des relations de confiance avec ces hommes côtoyés avant son accession au pouvoir si bien qu’ils sont présentés par les consultants politiques proches du terrain comme un groupe important en dépit de leur nombre relativement restreint aujourd’hui (5). Là encore, et si l’on peut en identifier des figures emblématiques visibles dans le premier cercle du dirigeant russe, à commencer par Dmitri Medvedev, ancien Président, Premier ministre et actuel Vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie depuis 2020, il ne constitue pas un groupe homogène politiquement. Enfin, un dernier groupe, composé de technocrates, souvent plus jeunes que les précédents, a émergé à la faveur de la nouvelle politique des cadres (kadrovaja politika) du régime et la création des réserves de cadres (kadrovyj reserv(6).

En pratique, ces différents groupes peuvent être traversés par des désaccords sur les réformes à mener concernant les modalités de la modernisation de l’État et de son administration, l’attitude à adopter vis-à-vis des partenaires occidentaux, ou encore le degré d’intervention de l’État dans l’économie (7). On distingue classiquement un pôle libéral et un pôle plus conservateur. C’est d’ailleurs toujours selon cette opposition que se structurent les dissensus qui se font jour, malgré un unanimisme de façade et au travers de situations bien précises. Ainsi, face à ceux qui réclament un durcissement du conflit et un envoi massif de troupes, le ministre du Développement numérique, Maksout Chadaïev, s’est fait le relais des inquiétudes de la frange modérée du pouvoir concernant les conséquences économiques de cette guerre, en avançant le chiffre de 100 000 départs d’employés du secteur des technologies et de l’information depuis le début de la guerre, soit 10 % des effectifs du secteur.

À cette heure, la guerre a clarifié deux aspects au moins du fonctionnement des élites dirigeantes en Russie. D’une part, le conflit a apporté la confirmation — pour qui en doutait encore — de l’absence de pouvoir réel de ceux que l’on désigne, à tort, comme les « oligarques ». Leur pouvoir se cantonne à la sphère des affaires et il est, dans les faits, largement tributaire des arbitrages du pouvoir politique auquel ils n’ont d’autre choix que de se soumettre. La guerre a évidemment été une mauvaise nouvelle et un facteur d’inquiétude pour les riches hommes d’affaires proches du pouvoir. Mais ils n’ont à aucun moment été en mesure de l’empêcher, ni de peser sur ses modalités. Ils sont aujourd’hui contraints de composer avec la guerre et les répercussions économiques qu’elle charrie, à commencer par les sanctions occidentales qui les visent directement. D’autre part, la stratégie d’intimidation du pouvoir envers la frange libérale de l’élite a abouti à un resserrement du pouvoir autour des conservateurs et des patriotes. Ainsi, certains membres de l’élite cooptée et représentants des « libéraux systémiques » se sont fait l’écho des risques, notamment économiques de la guerre. C’est le cas notamment de Herman Gref, président de la Sberbank, la principale banque du pays et de Elvira Nabioullina, gouverneure de la Banque centrale de Russie. Cependant, leur voix n’a semble-t-il pas porté, confirmant les nouveaux arbitrages du chef de l’État. Pour certains libéraux systémiques, le défaut d’allégeance à la politique belliciste de Vladimir Poutine a été plus coûteux encore. C’est le cas, par exemple, de Vladimir Maou, économiste émérite de la Fédération et recteur du plus grand établissement de formation du pays qui ambitionne de former l’élite de demain. Alors que les milieux conservateurs voyaient jusqu’ici en lui un farouche adversaire et lui prêtaient une forte influence auprès du Président, il est passé tout près d’une condamnation par la justice russe cet été, sur fond de corruption. Cette affaire sonnait comme un rappel à l’ordre pour ce fidèle du régime, coupable de ne pas avoir signé l’appel de l’Union des recteurs en soutien à la guerre. Depuis cette violente mise en cause, son nom est magiquement apparu au bas de la pétition en question. Dernièrement, une dépêche de l’agence Ria Novosti faisait savoir que Vladimir Maou ne serait à ce jour pas rentré d’un voyage en Israël depuis le mois de novembre 2022.

À propos de l'auteur

Victor Violier

Chercheur postdoctoral CNRS au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, résident à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).

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