Magazine Diplomatie

Le pouvoir russe face à la guerre

Une conjoncture critique qui ouvre un espace de compétition politique pour le pouvoir ?

De manière en apparence paradoxale, et alors que les élites se resserrent et que le pouvoir a éliminé ou neutralisé la frange la plus libérale du pouvoir, la crise qui s’est enclenchée avec l’intervention militaire en Ukraine semble avoir ouvert un espace politique pour des acteurs plus radicaux et qui pouvaient jusqu’à maintenant faire figure d’outsiders vis-à-vis du reste de l’élite. Dans le prolongement des travaux de Michel Dobry, qui invite le chercheur à appréhender les crises comme des « états particuliers des systèmes politiques concernés » (8), nous pouvons observer les effets de la désectorisation des espaces sociaux et de la détérioration des frontières idéologiques. Dans cette situation de fluidité politique, deux acteurs en particulier méritent notre attention. 

Le premier d’entre eux est le président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Il s’agit du fils de Akhmat-Khadji Kadyrov, présenté par le discours officiel comme le premier président de la Tchétchénie, du fait de son ralliement à Moscou et de sa désolidarisation du camp indépendantiste dont étaient issus ses deux prédécesseurs. Ramzan Kadyrov est nommé président de la République de Tchétchénie par Vladimir Poutine, en 2007, alors qu’il vient d’atteindre l’âge légal minimal de 30 ans pour occuper cette fonction. Depuis, R. Kadyrov n’a eu de cesse d’accroître son pouvoir. En échange de sa loyauté au pouvoir fédéral et du maintien de l’ordre dans l’ancienne république sécessionniste, Moscou lui laisse carte blanche sur le territoire tchétchène, où il se conduit en véritable autocrate et fait régner la terreur par le biais de ses forces de sécurité, les kadyrovtsy. Depuis le début de la guerre, R. Kadyrov a multiplié les coups d’éclat, les déclarations tapageuses et s’est distingué à plusieurs reprises dans une véritable surenchère belliciste. Dès le lendemain de l’invasion du 24 février, le leader tchétchène mettait en scène le rassemblement puis l’envoi de 10 000 hommes, depuis Grozny, en soutien à l’armée russe. Au mois de septembre, il critiquait publiquement les généraux russes via une vidéo postée sur sa chaîne du réseau social Telegram : « Je ne suis pas un stratège, comme au ministère de la Défense. Mais des erreurs ont été commises. Je pense qu’ils en tireront des conclusions. Quand on dit la vérité en face, on peut ne pas aimer ça. Mais j’aime dire la vérité. » Il lançait même une sorte d’ultimatum au commandement en ajoutant que « si aucun changement [n’était] apporté à l’opération militaire spéciale aujourd’hui ou demain, [il] serait obligé de [s]’adresser aux dirigeants du pays, au ministère de la Défense, pour leur expliquer la situation sur le terrain. » Un mois plus tard, il appelait à l’utilisation d’armes nucléaires en Ukraine pour arrêter de « jouer ». Aujourd’hui, certains observateurs lui prêtent un destin fédéral du fait, non seulement du rôle qu’il joue dans la guerre, en soutien à Moscou, mais aussi du statut particulier dont il semble jouir et largement profiter.

Le second de ces acteurs qui se sont particulièrement mis en valeur depuis le début de la guerre est Evgueni Prigogine. Cet ancien prisonnier de droit commun du temps de l’Union soviétique a fait fortune dans le secteur de la restauration au cours des années 1990-2000, à la faveur de liens particuliers tissés avec le pouvoir et de juteux contrats publics, ce qui lui vaut le surnom de « cuisinier de Poutine ». Plus récemment, E. Prigogine est connu pour être le fondateur, en 2014, du groupe paramilitaire privé Wagner. Cette société privée de mercenaires a été particulièrement active depuis, non seulement en Ukraine, mais aussi au Moyen-Orient et en Afrique, chose qu’il avait pourtant toujours nié jusqu’à la guerre de 2022. De la même façon, le pouvoir russe, qui rejetait tout lien avec Wagner et daignait à peine reconnaître son existence, a finalement reconnu son rôle dans l’opération en Ukraine. Le recours aux milices Wagner s’explique en effet par la volonté de Vladimir Poutine, d’abord, de renforcer les forces russes sur le terrain, sans recourir à la mobilisation, puis, d’y recourir le moins possible. En ce sens, Prigogine et ses miliciens sont des belligérants à part entière du conflit dans lequel Wagner se vend comme troupes d’élites, quand bien même la société paramilitaire privée recruterait au sein des prisons russes en échange de la promesse d’une deuxième vie après la guerre. La participation à la guerre d’une structure non étatique interroge, d’autant que la coopération entre l’armée régulière et la société de mercenaires laisse plus souvent la place à une concurrence sur le terrain et une guerre de communication pour revendiquer la paternité des victoires dont le pouvoir russe a tant besoin pour sauver la face. Dernier exemple en date, la bataille de Solédar, en janvier 2023, dont le groupe Wagner, par l’intermédiaire de E. Prigojine lui-même, s’est empressé de s’attribuer les mérites, alors même que la ville n’était pas entièrement contrôlée par les Russes, lui valant d’être contredit par le ministère de la Défense russe… qui revendiquait cette victoire deux jours plus tard. Comme s’il fallait éteindre un feu qui couve, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a déclaré, le 16 janvier, à ce sujet, que la Russie « reconnaît les héros qui servent dans les forces armées », citant expressément « ceux qui viennent du groupe paramilitaire Wagner » et assurant que « ce conflit n’existe que dans l’espace informationnel ». Pourtant, E. Prigojine, qui apparaît depuis peu à visage découvert, ne néglige pas la communication sur les faits d’armes de son groupe de mercenaires et à son profit personnel. Il se fait également de plus en plus critique sur les autorités et les élites, les accusant notamment d’éviter la mobilisation. Enfin, selon le site d’information indépendant Meduza (9), E. Prigojine aurait désormais le projet de créer un nouveau parti politique conservateur, patriote et anti-élites. Celui qui avait un temps voulu se rapprocher du parti nationaliste Rodina (« Patrie ») pour les élections législatives de 2020 espère certainement convertir la légitimité acquise sur le champ de bataille sur le terrain politique.

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