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Le pouvoir russe face à la guerre

Parmi les animateurs de ce parti de la guerre, les blogueurs militaires jouent un rôle central. Ces experts militaires sont à la tête de communautés de plusieurs centaines de milliers d’abonnés sur le réseau social russe Telegram. Ils s’y autorisent de très virulentes critiques du commandement militaire mais prennent généralement soin d’épargner le chef du Kremlin. Ce fut encore le cas à la suite du bombardement de Makiïvka dans la nuit du Réveillon. Moscou a reconnu 89 morts. Kiev revendique un bilan plus lourd, 300 morts et 400 blessés. La colère des blogueurs militaires, immédiate, s’est dirigée contre le commandement militaire, accusé à la fois de ne pas avoir assez d’autorité sur ses hommes pour les priver de téléphone (qui les aurait fait repérer) et d’avoir organisé le stockage de munitions dans un bâtiment mitoyen, aggravant l’ampleur et le bilan de l’explosion. Ces experts se sont ainsi opposés au discours du ministère de la Défense qui tentait de rejeter la faute sur les soldats et leur négligence. Igor Girkin, connu sous le nom de « Strelkov » (Tireur) est l’un des rares, parmi ces opposants pro-guerre d’extrême droite, à s’être autorisé à critiquer directement Vladimir Poutine. Lors d’une longue vidéo postée sur sa chaîne Telegram en décembre, il affirmait que « la tête du poisson [était] complètement pourrie », reprenant le proverbe selon lequel « le poisson pourrit toujours par la tête ». Une des hypothèses pour expliquer cette liberté de ton est qu’il serait un membre du GRU, le service de renseignement militaire russe. Il est aussi probable que le pouvoir ne parvienne pas à mettre la main sur lui. Enfin, Igor Girkin conserve une certaine popularité en raison du rôle qu’il a joué dans l’annexion de la Crimée puis dans les débuts de la guerre du Donbass, en 2014. Ses commentaires sur la guerre en cours donnent en tous cas aux observateurs, comme au pouvoir russe, un aperçu sans doute plus proche de la réalité des combats que les rapports complaisants qui sont remontés au Kremlin.

La position de V. Poutine s’est renforcée à la faveur du resserrement de l’élite au pouvoir autour de son chef. Cependant, celui-ci est confronté à la montée en puissance d’acteurs dont on peut se demander s’il en contrôle parfaitement les ambitions. En effet, il convient de rappeler que Vladimir Poutine est certes au sommet de l’édifice du pouvoir, fonctionnant comme un enchevêtrement de réseaux informels et d’allégeances personnelles plus que comme la « verticale du pouvoir » vantée par le discours officiel, mais il n’en est pas pour autant le seul artisan. Vladimir Poutine doit au contraire s’assurer du soutien et des relais de tous les groupes élitaires et réseaux informels qui font le pouvoir russe et qui dépendent de son pouvoir autant qu’ils le contraignent (13). En outre, en dépit de la nature autoritaire du pouvoir, il ne faut pas oublier que le régime doit fabriquer du consensus et de l’adhésion à un projet qui se résume de plus en plus à une guerre absurde et criminelle. Dans ce contexte, le parti de la guerre et les forces conservatrices et patriotes constituent certes un soutien à la politique de Vladimir Poutine, mais également une pression supplémentaire quant à la capacité du pouvoir à ménager une sortie qui puisse apparaître comme une victoire et ainsi éviter une crise du régime.

Notes

(1) Juan J. Linz, « An Authoritarian Regime : The Case of Spain », in E. Allard et Y. Littunen (dir.), Cleavages, Ideologies, and Party Systems : Contributions to Comparative Political Sociology, Helsinki, The Academic Bookstore, 1964, p. 291-341.

(2) Olga Krychtanovskaïa et Stephen White, « Putin’s militocracy », Post-Soviet Affairs, vol. 19, n° 4, octobre-décembre 2003, p. 289-306.

(3) Victor Violier, « The Militarization Theory in Post-Soviet Russia : Dispelling the Pathological Look at Political and Administrative Elites », Research in Political Sociology, vol. 24, p. 191-213, 2017.

(4) Brian D. Taylor, « The Russian Siloviki & Political Change », Daedalus, vol. 146, no 2, 2017, p. 53-63.

(5) Régis Genté, « Cercles dirigeants russes : infaillible loyauté au système Poutine ? », Russie.NEI.Reports, n° 38, IFRI, juillet 2022.

(6) Victor Violier, « Façonner l’État, former ses serviteurs : les reconfigurations de la politique des cadres de la fin de l’Union soviétique à la Russie de Vladimir Poutine », thèse de doctorat en science politique sous la direction de Béatrice Hibou et Frédéric Zalewski, Université Paris Nanterre, 2021.

(7) Olga Gille-Belova, « Les débats sur la “modernisation autoritaire” sous la présidence de Dmitri Medvedev », Revue internationale de politique comparée, vol. 20, no 3, 2013, p. 133-151.

(8) Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

(9) « “He grasps things very quickly” Evgeny Prigozhin’s covert bid for power in an unstable Russia — and what he has learned from Alexey Navalny », Meduza, 15 novembre 2022 (https://​rb​.gy/​7​q​g​dv9).

(10) « “I don’t know what will happen with Putin’s daughters” Political scientist Vladimir Gelman explains how Russia’s political regime consolidated and the country became “badly governed” », Meduza, 6 janvier 2020 (https://​rb​.gy/​x​k​f​g9t).

(11) « Deputies in St. Petersburg suggest State Duma charge Putin with high treason », The Insider, 8 septembre 2022 (https://​rb​.gy/​w​w​x​ldj).

(12) Jules Sergei Fediunin, « Why does the Putin regime tolerate its radical conservative critics ? », Russia​.post, 15 décembre 2022.

(13) Alena Ledeneva, Can Russia Modernize ? – Sistema, Power Networks and Informal Governance, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

Photo ci-dessus : Le 24 juin 2022, le président russe Vladimir Poutine assiste à la parade militaire marquant le 75e anniversaire de la victoire sur le nazisme. Selon le Centre indépendant Levada, la cote de popularité du président russe était en chute de 6 points entre les mois d’août et septembre 2022, mais se situait toujours au-dessus de 75 %. En mars 2022, le pourcentage de Russes « approuvant » l’action du maitre du Kremlin était remonté à 83 %, après être longtemps resté sous la barre des 70 % pendant l’épidémie de Covid-19. (© Kremlin​.ru)

Article paru dans la revue Diplomatie n°120, « La puissance allemande à l’heure des choix », Janvier-Février 2023.
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