« Qu’est-ce que donc le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus. (1) » Le célèbre paradoxe évoqué par saint Augustin dans Les Confessions s’applique assez bien à ce que l’on dénomme les « études stratégiques ». Malgré de riches échanges et d’éclairantes contributions d’universitaires ou de praticiens militaires contemporains, on constate en effet qu’aucune définition véritablement consensuelle de ce champ ne se dégage pour le moment dans le débat français.
Cette situation tient sans doute en partie à ce qu’aucune discipline universitaire ne peut revendiquer pleinement la propriété de ce carrefour analytique. Les études stratégiques ou ES (le terme sera ici préféré à celui de « war studies ») peuvent être traitées en tant que champ de l’histoire, du droit, de la science politique, des sciences de gestion, de la géographie, de l’économie, etc. Est-il néanmoins possible, sans fâcher les représentants de ces disciplines scientifiques, et dans le cadre restreint d’une chronique, de proposer une structuration opératoire des ES qui permette de les arracher au statut épistémologique de res nullius tout en leur conservant le caractère interdisciplinaire de res communis ?
Comme le disait un stratège ancien, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre… On posera donc ici, de manière très simple, que les études stratégiques ont pour objet de recherche principal la guerre en tant que « fait social total ». Englobante et bien connue, cette expression est-elle forcément suffisante ? Sans doute pas, si l’on constate la tentation qu’ont parfois certains d’annexer le mot social pour ramener l’étude du phénomène guerre à une sociologie dépolitisée de la violence armée. Si la nature de la guerre est effectivement sociale (en raison des processus interactionnels qui en constituent la dynamique), on pourrait avancer que sa fonction, elle, renvoie à la politique qu’elle prolonge par d’autres moyens (la guerre est liée à la défense d’intérêts singuliers induisant la poursuite stratégique d’objectifs spécifiques, que les protagonistes soient ou non des États). C’est cette double notion d’interaction et d’objectif que l’on retrouve tant dans la célèbre définition de la stratégie de Beaufre que dans le « triangle stratégique » des fins, des voies et des moyens.
En tenant compte de ce qu’implique ce substrat fondamental, le champ des études stratégiques pourrait être décomposé en quatre sous – champs complémentaires. Le premier, celui de la théorie stratégique, prendrait en compte la dialectique interactionnelle de nature politique décrite par Clausewitz et propre à la guerre en général (« les fins »). Elle inclurait par exemple les travaux relatifs à la structuration des concepts stratégiques, à la théorie de la guerre, ou à l’historiographie de la pensée stratégique. Aux études opérationnelles seraient principalement dévolues les stratégies militaires (« les voies »), mises en œuvre au travers d’engagements armés structurés par des opérations conduites sur des théâtres précisément situés dans l’espace et le temps. Elles incluraient entre autres le sujet des doctrines et de leurs évolutions applicatives dans les différents conflits, ou l’analyse des campagnes et des manœuvres dans les différents milieux stratégiques. L’étude des moyens, elle, serait prise en charge à deux niveaux. Le premier prisme serait celui de la sociologie du fait militaire, qui étudierait les systèmes d’hommes recrutés et entraînés pour préparer et intervenir au cours de conflits armés spécifiques. Le deuxième prisme serait celui des études techno – capacitaires, chargées d’analyser les systèmes d’armes conçus, financés, développés et employés dans les opérations.
Toute problématique de recherche un tant soit peu précise adopterait comme socle de référence l’un de ces quatre sous – champs. Une thèse intitulée « Leçons politico – stratégiques des opérations dites de “contre – insurrection” durant la décennie 2000-2010 » renverrait aux fins du politique, donc à une étude ancrée dans la théorie stratégique ; « La France en guerre au Kosovo : choix opérationnels et modes d’action » relèverait des études opérationnelles ; « Les problématiques de recrutement dans les armées professionnelles, 2010-2020 : comparaison entre l’armée de Terre française et la British Army », de la sociologie militaire ; « Le paradigme ROVER en Afghanistan : paradoxes de la standardisation en coalition », de l’analyse techno – capacitaire.