Magazine Moyen-Orient

Le Liban en crise : l’effacement d’un pays ?

Le texte prévoit le retrait des troupes étrangères, le désarmement des milices et l’organisation de l’élection présidentielle libre de toute ingérence. Le vote de cette résolution coûtera la vie au Premier ministre libanais le 14 février 2005 et obligera les troupes syriennes à évacuer le territoire libanais à la suite de la grande manifestation du 14 mars et du déclenchement de la révolution du Cèdre, qui a suivi l’assassinat de Rafic Hariri. À partir de cette date, les factions politiques libanaises sont divisées en deux camps : d’un côté, la coalition prosyrienne dite du 8 Mars, dirigée par le Hezbollah ; de l’autre, la coalition antisyrienne du 14 Mars, menée par le Courant du futur de Rafic Hariri et ses alliés. Le paysage politique est polarisé ; progressivement, cette division impactera le fonctionnement de l’État libanais et aura des conséquences sur le bon déroulement de la démocratie consensuelle. La mosaïque libanaise n’est plus, le liant qui faisait tenir la trame est dissous, et les territoires du « vivre-ensemble » disparaissent.

Les forces syriennes armées évacuées, le gouvernement Al-­Assad part en plongeant le pays dans une période marquée par une vague d’attentats visant principalement des personnalités antisyriennes (2). La situation sécuritaire du pays est fragilisée ; Israël en profite pour lancer une attaque en juillet 2006, de laquelle il sort dominé par un ­Hezbollah triomphant. L’année suivante, un conflit de plusieurs mois oppose l’armée libanaise au groupe djihadiste Fatah al-Islam dans le camp de Nahr el-Bared. Le pays frôle une deuxième guerre civile en mai 2008, lors des affrontements armés entre le Hezbollah et les sunnites dans la capitale libanaise. Tous ces événements participent à creuser davantage les divisions entre les deux camps du 8 et 14 Mars, et empêchent le bon déroulement de la démocratie consensuelle. Entre novembre 2007, date de la fin du mandat d’Émile Lahoud, et mai 2008, le pays se retrouve dans une grande impasse politique sans président, annonçant des décennies de dysfonctionnements institutionnels et de captation des richesses par les politiques de tous bords. On se partage les positions et la manne. La démocratie libanaise fonctionne désormais sans démocrates ; on est loin d’une construction d’un État sain.

La bête se meurt, mais l’illusion d’un Liban prospère perdure grâce notamment à la politique bancaire menée par Riad Salamé, conduisant doucement le pays vers une dette abyssale. La formule libanaise qui incarne l’âme d’une nation en déchirure est remise en question. Le déclenchement de la guerre en Syrie en 2011, l’arrivée massive des réfugiés et la montée en puissance du Hezbollah grâce à l’alliance scellée en 2006 avec le Courant patriotique libre (CPL) du président Michel Aoun, de retour d’exil et devenu prosyrien, précipitent le Liban vers l’éclatement.

La parenthèse de la révolution d’octobre 2019

Le 13 octobre 2019, le Liban brûle. Des feux de forêt ravagent les régions du Chouf et de Khroub. Les forces de défense civile libanaises n’ayant pas les moyens suffisants pour éteindre les incendies, l’État fait appel aux secours chypriotes, jordaniens, grecs et turcs. Le gouvernement de Saad Hariri (2009-2011 et 2016-2020) est accusé d’incompétence et de corruption. Quelques jours plus tard, c’est la capitale qui se soulève contre le pouvoir et ses représentants à cause de l’annonce d’un projet supplémentaire de taxe sur les appels WhatsApp.

La révolution éclate le 17 octobre 2019, rassemblant des milliers de Libanais qui descendent dans la rue pour manifester leur colère contre le système corrompu et kleptocrate de la classe dirigeante. « Tous ! Ça veut dire tous ! » est le slogan lancé dès le début des mobilisations, appelant au départ des leaders de toutes toutes tendances politiques et appartenances religieuses. Les manifestants les accusent d’avoir mené le pays à l’effondrement de ses institutions : le système d’éducation et de santé publique est en faillite, la pénurie d’électricité et d’eau potable est chronique, le chômage est en hausse et le système bancaire a conduit le pays à la dévaluation de la livre et à l’appauvrissement des Libanais. La critique de la classe dirigeante s’accompagne du rejet du système confessionnel et de la demande de réformer les institutions. Partout du nord au sud du Liban et lors des manifestations de soutien à Paris, à Londres, à Montréal ou à Sydney, on pouvait entendre des chants contre la division de la population par communautés, pour une identité nationale commune. Cette révolution est aussi celle des femmes qui se mobilisent pour changer le système patriarcal en revendiquant notamment le droit à l’égalité avec les hommes et celui de la transmission de la citoyenneté libanaise par la mère. À la tête des cortèges, les Libanaises s’érigent contre le système inégalitaire des tribunaux religieux en matière d’héritage, de mariage et surtout de divorce pour la garde des enfants et demandent l’instauration de l’union civile.

Les sit-in organisés à Beyrouth, à Tripoli ou à Saïda sont l’occasion pour les nouveaux partis issus de la société civile de débattre et d’échanger avec les citoyens pour penser ensemble l’avenir du Liban. Les mobilisations réunissent tous les jours des centaines de milliers de personnes (on parle même de 2,5 millions pour la journée du 20 octobre 2019 sur tout le territoire libanais) dans une ambiance festive et pacifique. On marche en criant « à bas le gouvernement », on invente des slogans, on se regroupe tous les soirs pour faire la fête sur des airs populaires détournés et le lendemain, on balaie les rues. On rit beaucoup aussi des politiques et l’on rêve d’un Liban nouveau, débarrassé des oripeaux de guerre. Un peuple déprimé mais heureux et exalté de vivre cet instant magique qui réunit musulmans et chrétiens, toutes génération et classe confondues.

À propos de l'auteur

Jihane Sfeir

Enseignante chercheuse à l’université libre de Bruxelles, directrice de la Maison des sciences humaines et de l’Observatoire
des mondes arabes et musulmans (OMAM) ; auteure de Le Liban, un État failli ? (CNRS Éditions, à paraître en 2023) et d’Écrits politiques arabes : Une anthologie des idées au Maghreb et au Machrek au XXe siècle (dir. avec Leila Seurat, CNRS Éditions, 2022)

0
Votre panier