Mais dès le mois de novembre 2019, des opérations d’intimidation sont lancées par des baltajiya, les « mercenaires du pouvoir », pour terroriser et casser la révolution. Ces hommes en civil infiltrant les rangs des manifestants ont pour objectif de créer le chaos en attaquant les participants et en brûlant les tentes érigées sur les places publiques. La manifestation pacifique glisse progressivement vers une révolution violente, où des actes de vandalisme contre les banques, les distributeurs de billets et les grandes enseignes sont perpétrés quotidiennement. La contestation se durcit, et le pouvoir répond par l’usage de bombes lacrymogènes et de balles en caoutchouc qui font plusieurs victimes. On dénombre l’arrestation de centaines de manifestants emprisonnés sommairement. La révolution d’octobre s’essouffle, le mois de mars 2020 marque son arrêt avec l’apparition de la Covid-19 et l’interdiction des rassemblements. Le même mois, le Liban est déclaré en faillite, les comptes bancaires sont gelés ; les Libanais confinés peinent à survivre.
Le refus par la classe politique de tout changement et de toute
réforme, la crise sanitaire et la faillite bancaire accompagnée par la dévaluation de 90 % de la livre libanaise et une augmentation terrible du coût de la vie font perdre au mouvement ses aspirations d’un Liban meilleur. La double explosion du 4 août 2020 balaiera le reste des espérances, plongeant les Libanais dans un état de choc suivi par un abattement général. La parenthèse heureuse du 17 octobre 2019 se referme, laissant des graines d’espoir plantées par une société civile qui tente tant bien que mal de poursuivre la lutte.
L’explosion du port de Beyrouth, une métaphore de la faillite de l’État
Le 4 août 2020, une explosion d’une rare violence provoquée par 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le port souffle une partie de Beyrouth. Le bilan est très lourd : outre les pertes humaines (215 morts et plus de 6 500 blessés), la catastrophe dévaste des quartiers entiers de la capitale et met à la rue des dizaines de milliers de personnes. En quelques secondes, le contexte difficile dans lequel le Liban était plongé se transforme en crise humanitaire dont les dégâts humains, matériels et psychiques ont des conséquences à long terme encore délicates à entrevoir. En plus de l’impact sur les hommes et la pierre, le coût économique de la catastrophe se calcule en dizaine de milliards de dollars, ne serait-ce qu’en infrastructures, s’ajoutant à la dette publique qui avoisinait déjà les 90 milliards en mars 2020.
Les préoccupations concernant la gestion de l’État cèdent leur place à celles touchant à la survie quotidienne des citoyens. En juin 2021, on estime à 40 % la baisse du PIB par habitant, les taux de chômage et de pauvreté augmentent de plus de 50 % (3). Dès le lendemain du drame, le regard des citoyens et de la communauté internationale se tourne vers les autorités libanaises, dont les premières démarches doivent répondre à trois urgences : la reconstruction progressive de la capitale, la poursuite en justice des responsables du drame et la formation d’un gouvernement de réforme. L’obstruction de la justice en multipliant les recours contre le juge chargé de l’enquête et les mois passés sans gouvernement témoignent de l’échec des autorités libanaises à atteindre ces objectifs, voire d’une forme de complicité.
Durant les mois qui suivent l’explosion, l’aide ne tarde pas à arriver de la part de nombreux pays, coalitions internationales et particuliers, atteignant des centaines de millions de dollars en quelques jours. Mais cette assistance internationale conditionnée par l’assainissement politique et bancaire est en grande partie dirigée vers la société civile et les institutions indépendantes avec la crainte des pays donateurs d’un détournement des fonds. D’ailleurs, beaucoup d’ONG, d’associations et de collectifs de résidents témoignent n’avoir reçu qu’une partie de l’aide qui leur était destinée, dont une part se serait volatilisée dans les méandres du système bancaire libanais opaque et avec des mouvements difficilement traçables.
Le discours incohérent et contradictoire des autorités libanaises ne fait que retarder les initiatives et les mesures concrètes pour réformer et reconstruire. La contre-productivité des dirigeants libanais s’est également ressentie dans les procédures judiciaires. Des citations à comparaître sont niées, le juge Tarek Bitar chargé de l’enquête est démis de ses fonctions, accusé d’être à la solde des États-Unis par le Hezbollah et le CPL. Des dossiers impliquant des hommes politiques sont suspendus et remis aux autorités, sous prétexte d’une immunité devenue injustifiable aux yeux de Libanais en attente de réponses et d’explications à leurs malheurs.
Face au constat d’un effondrement économique difficilement rattrapable, d’un chaos social et d’un gouvernement démissionnaire, la presse internationale n’a pas hésité à qualifier le Liban d’« État failli ». Le drame du 4 août 2020 est le résultat inévitable de nombreuses années de gestion d’État frauduleuse ; il est une métaphore de cet effondrement. Il renvoie aussi au clientélisme sectaire et à la remise en question profonde de la démocratie consensuelle libanaise. Réformer l’État devient une urgence pour sauver le Liban de la noyade, et pour le réaliser, il faut d’abord des élections parlementaires.
L’aube du changement ?
Le 15 mai 2022, les législatives se tiennent dans un climat de tensions politiques et sur fond de crise financière. Les campagnes qui précèdent le vote sont marquées par des promesses d’aides des candidats issus des partis traditionnels pour payer les factures d’abonnement au générateur du quartier, la scolarité des enfants et parfois faire le plein d’essence… Du côté des partis indépendants issus de la révolution de 2019, on se bouscule pour former des alliances électorales. Mais la nébulosité de ces formations et le manque de personnalité saillante capable de rassembler l’électorat rendent les alliances difficiles.
Les élections se déroulent dans des circonstances logistiques délicates, plusieurs actes d’intimidations, de fraude et d’achat de voix sont signalés par les médias indépendants. Malgré le faible taux de participation aux élections (41 %), les résultats donnent une légère avance de l’opposition parlementaire, formée par les partis traditionnels (Forces libanaises et ses alliés, avec 20 sièges sur 128) et les nouveaux mouvements issus de la révolution (13), sur la majorité détenue par le Hezbollah (15), Amal (15) et le CPL (20). La démission de Saad Hariri la veille des élections affaiblit le camp des sunnites et rebat les cartes du leadership de cette communauté. S’il est clair que les résultats des élections reflètent le mécontentement des Libanais à l’égard de la vieille garde, on est loin du changement espéré. D’autant que Nabih Berri, aux manettes du Parlement, est renouvelé dans ses fonctions qu’il occupe depuis trente ans. Mais la percée des groupes d’opposition et la perte de la majorité absolue du Hezbollah et de ses alliés pourraient rendre difficiles les futures manœuvres de blocage du pouvoir en place. La défaite du CPL face aux Forces libanaises fragilise leur position au sein de la communauté maronite et menace l’alliance conclue avec le parti chiite.