Magazine DSI HS

Frappe stratégique : le retour des FOBS ?

Au-delà, les FOBS sont historiquement coûteux : la plus grande impulsion nécessaire à une telle trajectoire est notamment compensée par une réduction de la masse lancée – plus question donc d’un processus de mirvage –, mais aussi par l’usage d’un missile plus puissant. Autrement dit, il est illusoire de considérer que toutes les armes d’un arsenal puissent être lancées suivant ce système. L’URSS n’avait ainsi déployé que 18 SS‑9 Mod.3 (R‑36O), modifiés pour de tels tirs. Opérationnels au début des années 1970, ils sortaient de service environ dix ans plus tard. C’est là qu’est intervenu le deuxième des essais chinois de l’été 2021, qui aurait concerné la mise en œuvre d’un planeur hypersonique largué depuis le bus FOBS. L’engin aurait ensuite poursuivi la trajectoire propre à ce type de système, qui ajoute une strate supplémentaire d’imprédictibilité. Concrètement, l’essai d’août 2021 aurait eu une faible précision terminale, avec un écart de plus de 40 km du point visé.

Les aspects stratégiques

Disposer de systèmes FOBS présente trois catégories d’avantages qui ne sont pas sans lancer de signaux stratégiques contradictoires. Le premier est de pouvoir contrer les systèmes antimissiles, en permettant de les contourner géographiquement et de réduire leur aptitude à un fonctionnement nominal. Ces conséquences de l’usage de FOBS sont encore renforcées par l’usage d’un planeur hypersonique, qui augmente le nombre de couches d’imprédictibilité. A priori donc, la dissuasion et la crédibilité de l’acteur mettant en œuvre ces systèmes en sortent renforcées. Ce qui conduit à un deuxième avantage, en accroissant la pression politique pour une densification de ces systèmes antimissiles. L’avantage n’est pas ici lié à la stratégie nucléaire, mais à la stratégie intégrale, l’adversaire étant poussé à engager des dépenses importantes, et potentiellement à faire des choix complexes de stratégie des moyens. Cela est notamment lié à un troisième avantage théorique, qui peut cependant se révéler problématique.

Disposer de quelques systèmes FOBS est en effet de nature à favoriser une posture déstabilisante. Les États-Unis avaient ainsi estimé que les R‑36O détenus par l’URSS auraient pu servir à détruire leurs installations antimissiles concentrées à proximité de groupes de silos d’ICBM. Si cette aptitude réassure la dissuasion par certains aspects – en garantissant la conduite des frappes ultérieures –, elle aurait surtout pu favoriser une frappe surprise visant à détruire les capacités de première frappe américaines. Cela aurait ensuite ouvert la voie au « dilemme d’Iklé », qui implique soit d’escalader au moyen des capacités de deuxième frappe, soit d’être dissuadé par la perspective de frappes contre-­démographiques mutuelles.

Les FOBS projettent ainsi dans le domaine de la stratégie nucléaire l’une des applications des armes hypersoniques conventionnelles, où elles doivent « défoncer la porte », détruisant les systèmes ABM et permettant ensuite la mise en œuvre aisée et non contrariée des capacités balistiques plus classiques. Si cette approche est pertinente en stratégie conventionnelle et a des implications essentiellement tactiques et/ou opératives, les implications sont autrement plus stratégiques dans le domaine nucléaire. De même, un système FOBS destiné à générer une impulsion électromagnétique pourrait être la plus puissante des armes cyber – et son prépositionnement dans l’espace pourrait renforcer des problématiques liées à l’incertitude et à la crainte d’une attaque surprise(2). Or, les risques liés à l’usage de FOBS dans une posture de première frappe de décapitation ont déjà été théorisés durant la guerre froide. Dans le débat américain en particulier, l’une des hypothèses permettant de contrer les risques liés à l’attaque surprise renvoie au « launch on warning », les représailles étant déclenchées à la moindre suspicion de la conduite d’une attaque.

Durant la guerre froide, seule l’URSS disposait d’une capacité FOBS, de sorte qu’un tir et une trajectoire de ce type auraient été attribués aisément. Or, la disposition par la Chine d’une capacité FOBS – et, potentiellement, par la Russie avec le Sarmat – change la donne. Dans le cas chinois, la question de l’attribution et de la qualification d’un tir comme étant celui d’un FOBS est renforcé par le vecteur utilisé. En août 2021, c’est un lanceur spatial Longue Marche et non un ICBM qui aurait été utilisé. Si cet usage se normalise et au vu de l’activité spatiale civile de Beijing, les logiques de « launch on warning » telles qu’elles sont connues seraient mises en échec, donnant à la Chine un avantage stratégique net dans un cadre de déstabilisation de la dissuasion.

Dans les années 1980, on estimait que les systèmes FOBS ne violaient pas le traité sur l’espace du fait du caractère transitoire de l’usage d’une de ces charges, qui n’était pas considérée comme satellisée, contrairement à un hypothétique « satellite de bombardement spatial ». Il reste à voir ce que la Chine, mais aussi la Russie, en fera, dans un contexte plus large de militarisation de l’espace. D’enjeu technique, les FOBS pourraient ainsi devenir un jeu politico-­stratégique de premier plan. 

Notes

(1) Voir notamment Herbert F. York, « Nuclear deterrence and the military use of space », Daedalus, vol. 114, no 2, printemps 1985 ; Miroslav Gyurösi, « The Soviet Fractional Orbital Bombardment System Program », Air Power Australia, janvier 2010 (https://​www​.ausairpower​.net/​A​P​A​-​S​o​v​-​F​O​B​S​-​P​r​o​g​r​a​m​.​h​tml, consulté le 24 janvier 2022).

(2) James R. Woolsey, « The ultimate cyberthreat : nuclear EMP attack », Hampton Roads International Security Quarterly, juillet 2013. Voir également Peter Vincent Pry, « Russia : EMP threat », EMP Task Force on National and Homeland Security, Washington, janvier 2021.

Légende de la photo en première page : Tir d’une Longue Marche 6 chinoise. L’usage d’un lanceur civil pour le test de la capacité FOBS chinoise pose un évident problème. (© Zheng Bin/Xinhua)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°88, « Dissuasion nucléaire : ce que la guerre d’Ukraine change », Février-Mars 2023.
0
Votre panier