« Je crois en la vertu rationalisante de l’atome. » À la fois percutant et rassurant, le titre de l’entretien que le général Lucien Poirier avait accordé au Monde le 27 mai 2006 (1) pourrait-il nous éclairer sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’arme nucléaire française et les équilibres stratégiques mondiaux ?
Soulignons d’ailleurs que ce questionnement paraît particulièrement opportun. En effet, le véritable « procès en hérésie » qui a suivi l’entretien d’Emmanuel Macron à la télévision française, le mercredi 12 octobre 2022, démontre la nécessité de revenir sereinement aux fondamentaux de notre doctrine en la matière. D’après nombre de ses détracteurs, le président aurait commis plusieurs bévues ; ils répètent, d’une même voix, que le chef de l’État s’est mystérieusement égaré, d’une part, dans la définition des « intérêts fondamentaux », en fait des « intérêts vitaux », qui devraient, en réalité, être vagues et, d’autre part, les intérêts européens, qui seraient inclus dans la dissuasion nucléaire française.
En outre, lorsque l’on sait qu’une chercheuse de l’IRSEM spécialiste de la dissuasion et du désarmement nucléaires n’a pas eu l’autorisation de sa hiérarchie pour être auditionnée devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale, un mois après l’entretien d’Emmanuel Macron, pour parler de la dissuasion devant les représentations de la Nation, on peut mesurer la réelle fébrilité du monde politico-stratégique français en la matière. À la fois « totem et tabou », le débat, en tout cas, mérite pourtant bien mieux et invoquer l’un des pères fondateurs de la doctrine française en matière nucléaire n’est ni surprenant, ni incongru, même si l’environnement stratégique a profondément changé depuis son décès, le 10 janvier 2013. Le général Poirier, en effet, a construit une boîte à outils aux vertus si « immuables » pour penser la stratégie nucléaire que l’on peut légitiment s’interroger, à l’aune de son raisonnement, sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur les forces nucléaires françaises et, surtout, sur la doctrine de dissuasion de notre pays face à un environnement stratégique mondial peut-être pas si insolite que cela.
C’est en 1965, alors qu’il vient d’être affecté au Centre de prospective et d’évaluations, un nouvel organisme dépendant directement du ministre Pierre Messmer, que le général Poirier, à ce moment-là « simple » lieutenant-colonel, va mettre en musique ce que les théoriciens d’alors, particulièrement les généraux Beaufre et Gallois, avaient théorisé sous l’appellation de la dissuasion « du faible au fort ». Lucien Poirier va ainsi « inventer » une logique de dissuasion propre à une puissance moyenne dans le contexte de la guerre froide.
Pour Poirier, qui a posé un certain nombre d’invariants, la stratégie du faible au fort se fonde sur le postulat que posséder un certain nombre d’armes nucléaires suffit pour dissuader un adversaire. L’armement est proportionné à la valeur de l’enjeu que l’on représente aux yeux d’un éventuel agresseur. Par ailleurs, la dissuasion nucléaire n’abolit pas la guerre ; elle interdit « seulement » les formes de guerre paroxystiques entre les puissances nucléaires ayant à défendre leur existence et leur territoire. Poirier parle d’« intérêts vitaux », ce que représente la substance vive des États, à savoir leur territoire, leur population, leur manière de vivre, leur existence, etc., ce qui pouvait se résumer par l’intégrité du territoire national et l’autonomie de décision politique.
On reproche au chef de l’État, dans son entretien télévisé, sa grave imprudence lorsqu’il a indiqué qu’« une attaque balistique ou nucléaire en Ukraine ou dans la région » ne relèverait pas de la dissuasion nucléaire de notre pays. D’après ses détracteurs, il convient de conserver une certaine ambiguïté sur ce que recouvrent les intérêts vitaux. Les États dotés d’armes nucléaires, d’une façon générale, semblent maintenir effectivement un degré variable d’ambiguïté nucléaire, laquelle est censée ouvrir une marge d’incertitude qui, en théorie, renforce la dissuasion. Or, Poirier ne partage pas cette opinion : « L’incertitude ne peut concerner que le moment où l’on considère l’intérêt vital menacé. L’intérêt vital en tant que tel, c’est l’espace national. D’où un corollaire concernant les alliances : une puissance nucléaire ne peut pas prétendre protéger le territoire ou les intérêts d’un allié, parce que les intérêts de celui-ci ne correspondent pas à l’intérêt vital stricto sensu. (2) » C’est ici effectivement qu’intervient la problématique de l’alliance. Reprenant en cela l’analyse du général Gallois, qui estimait que l’arme nucléaire se prêtait mal aux alliances militaires, Poirier pensait que la dissuasion devait concerner que le territoire national.