Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

De l’espionnage industriel à l’intelligence économique : la stratégie agile et intégrée de la puissance chinoise

Grâce à une stratégie de renseignement économique globale, agile et intégrée, mêlant méthodes illégales et mise en œuvre d’un dispositif légal d’intelligence économique, et au développement à grande échelle de capacités dans le cyberespionnage, la Chine est devenue une véritable machine de guerre économique.

Dans la guerre économique qui oppose la Chine et les États-Unis, la réalité dépasse plus que jamais la fiction. Après la récente affaire du ballon espion chinois abattu par les Américains, ces derniers ont accusé le pouvoir chinois d’être en mesure de prendre subrepticement le contrôle à distance des caméras des grues servant à décharger les containers des ports de commerce. Info ou intox ? De même, l’application chinoise TikTok est-elle désormais soupçonnée d’espionner ses utilisateurs (1). Bien entendu, ces événements médiatisés ne sont que les arbrisseaux qui cachent la forêt d’une guerre secrète qui s’est fortement accentuée depuis la présidence du républicain Donald Trump, mais n’a pas été freinée — loin s’en faut — par celle du démocrate Joe Biden. Élu livre « business » de l’année 2022 par le Financial Times, Chip War : The Fight for the World’s Most Critical Technology de Chris Miller (Simon & Schuster) rappelle combien les batailles engagées dans le domaine des puces électroniques entre les deux superpuissances structurent désormais le champ géoéconomique mais aussi géopolitique. Faut-il rappeler que le premier fabricant de semi-conducteurs est taïwanais ? Mais surtout, au-delà d’un espionnage industriel très offensif pour lequel le FBI parle d’une augmentation de 1 300 % des cas dus à la Chine cette dernière décennie (2), la stratégie agile et intégrée chinoise ne peut être comprise sans son autre versant : un dispositif d’intelligence économique complet, à la taille critique incomparable, à la mesure de ses ambitions de future première puissance mondiale.

Une machine de guerre économique

Tentons dès lors de saisir son système en allant recueillir les indices qui permettent, pièce par pièce, de voir apparaître le plus distinctement possible le puzzle de la machine de guerre économique chinoise. Tout d’abord, interrogeons ces lumières du passé qui peuvent nous aider à nous diriger dans le brouillard de l’avenir. Ainsi, certains documentaires méritent-ils d’être revisionnés pour décrypter des stratégies qui n’apparaissent pas toujours clairement au moment où elles se déploient. Tel est le cas de Ma mondialisation de Gilles Perret (2006), documentaire engagé qui prend le parti de suivre ce phénomène à travers la vie de chefs d’entreprise de la vallée de l’Arve (Haute-Savoie), spécialisée dans le décolletage (3). Cette technique d’usinage de précision, qui consiste à enlever de la matière sur une barre de métal en rotation, permet de fabriquer des pièces de précision pour l’industrie, notamment dans des secteurs comme l’automobile, la connectique, l’aéronautique ou la défense. Le reportage montre que deux philosophies s’y opposent alors : certains patrons de PME « jouent le jeu » (de dupes) de la mondialisation en allant jusqu’à transférer ce savoir-faire en Chine quand d’autres acceptent de coopérer mais en protégeant leur patrimoine industriel. Qu’à cela ne tienne. Alors que certains politiques locaux expliquent devant les caméras que les entreprises de Haute-Savoie n’ouvrent absolument pas leurs portes aux Chinois et ne dévoilent donc pas leurs secrets de fabrication, le documentaire filme la visite d’une délégation chinoise dans une PME qui n’a visiblement pas intégré les règles élémentaires de la sécurité économique : découverte au dernier moment des noms des visiteurs par échange de cartes de visite sans certitude de leur véritable identité, absence de circuit de notoriété (4), pas d’interdiction de photographier les pièces fabriquées pour Airbus ainsi que les machines utilisées, personnel en nombre insuffisant débordé dès lors que certains se perdent dans les couloirs et les bureaux… Voilà comment le réel contredit le discours du politique qui affirmait quelque temps auparavant que ce type de visite n’existait pas. Et de conclure qu’il ne faudrait pas croire pour autant qu’il a été converti au maoïsme…, tout au plus, précise-t-il, avec malice, à la maxime de Deng Xiaoping qui disait « Enrichissez-vous ! ». A-t-il compris que celle-ci s’adressait aux Chinois et non aux Occidentaux…

Revenons justement à notre documentaire. Après cette visite d’une entreprise de décolletage, un chef d’entreprise discute avec une jeune représentante chinoise des possibilités de s’implanter en Chine. Tout est pris en charge et il ne lui reste plus qu’à signer en bas de la page. Notre homme rit et conclut que « les Chinois sont de bons commerçants ». S’ensuit une présentation de la toute nouvelle cité automobile internationale à l’ouest de Shanghai où viennent de sortir de terre 30 000 logements neufs prêts à accueillir des cadres occidentaux. Un complexe de plus de six milliards de dollars, fruit d’une planification de douze années. Le temps long. À la même époque se prépare la déferlante des standards Made in China avec un objectif de production des industriels chinois regroupés en consortium de 500 000 voitures électriques dites « propres » et une progression de 250 % des postes à responsabilités gagnés par la Chine en moins de cinq ans au sein de l’ISO au détriment des pays occidentaux. Parallèlement, les opérations d’espionnage à travers le monde vont atteindre une ampleur inégalée (5).

À propos de l'auteur

Nicolas Moinet

Praticien-chercheur en intelligence économique, professeur des universités à l’Institut d’administration des entreprises de Poitiers, cofondateur de l’École de pensée sur la guerre économique (EPGE) et chercheur associé au Centre de recherche 451 de l’École de guerre économique.

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