C’est l’une des clés de lecture de la politique extérieure russe que l’« opération spéciale » poursuivie par le Kremlin en Ukraine depuis le 24 février 2022 a mise en lumière : vu de Moscou, le territoire ukrainien s’inscrit dans un ensemble terrestre et maritime qui, s’étirant de l’Europe orientale au Moyen-Orient, constitue un espace stratégique pour la sécurité du flanc méridional de la Russie. À la fois frontière et trait d’union entre les mondes slave, méditerranéen, turc et caucasien, la mer Noire est au centre de cet espace. Cela justifie la volonté russe, depuis le XVIIIe siècle, d’y maintenir une présence militaire et de s’assurer un accès pérenne aux détroits turcs et au bassin méditerranéen.
L’annexion de la Crimée en mars 2014 avait découlé de ce désir, rappelant combien la Russie – et l’URSS avant elle – pouvait se montrer prête à tout pour dominer cette zone stratégique. En 1946 déjà, Joseph Staline (1878-1953) avait suscité une crise internationale en exigeant l’installation de bases soviétiques sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles, à laquelle s’ajoutait une politique d’annexion des provinces du Caucase turc et l’occupation de l’Azerbaïdjan iranien. Non seulement cette offensive s’était soldée par un échec, mais, surtout, elle avait convaincu le président américain Harry Truman (1945-1953) de s’engager durablement en faveur de la sécurité de l’Europe pour y « endiguer » le communisme, avec notamment la présence de navires américains en Méditerranée, amorce de la VIe flotte. Dans l’esprit des dirigeants démocrates, la garantie d’une circulation libre et sécurisée – des produits pétroliers en premier lieu – entre le Moyen-Orient et le Vieux Continent était une condition sine qua non à la reconstruction, puis à la stabilité de l’Europe de l’Ouest. La politique moyen-orientale des États-Unis devenait une composante essentielle d’une démarche globale centrée sur la sécurité de l’Occident.
La dichotomie russo-américaine sur le Moyen-Orient
Avec la fin de la guerre froide et les interventions américaines en Irak en 1991, en Afghanistan (2001-2021), puis de nouveau en Irak (2003-2011), cette logique semblait s’être érodée au profit d’une politique moyen-orientale déconnectée des enjeux européens et obéissant à des considérations régionales, incarnée par l’objectif de « Grand Moyen-Orient » formulé par George W. Bush (2001-2009) en 2003. On en veut pour preuve la crise diplomatique profonde que ce projet suscita parmi les États de l’Union européenne (UE), qui, divisés entre partisans et opposants à l’intervention américaine en Irak, virent voler en éclats leurs efforts communs pour approfondir le Partenariat euro-méditerranéen né à Barcelone en 1995. Vingt ans après, on constate combien l’autonomisation de la politique moyen-orientale des États-Unis pèse sur les orientations diplomatiques américaines, à un moment où la guerre en Ukraine remet en lumière l’interconnexion entre les problématiques propres aux trois rives de la Méditerranée, que les Russes, eux, n’ont jamais oubliée. C’est à cette dichotomie entre la conception exclusive du Moyen-Orient pensée à Washington et la vision de Moscou d’un Moyen-Orient considéré comme un espace proche de la Russie que l’administration Biden (depuis 2021) se heurte depuis février 2022.
L’impact des choix opérés par la diplomatie américaine au Moyen-Orient sur la politique extérieure russe est manifeste depuis la fin des années 2000. L’enlisement des États-Unis en Irak et la volonté affirmée d’une large partie de l’opinion publique américaine de voir l’armée se retirer de ce pays constituent l’un des thèmes phares de la campagne présidentielle de 2008. De fait, lorsque Barack Obama (2009-2017) est élu en novembre de cette année, il l’est sur un programme de retrait qui, sans remettre en cause les choix de son prédécesseur, marque le désir de la Maison Blanche de limiter les interventions militaires. Tandis que, sur fond de crise financière, l’Occident multiplie les signes de repli sur soi, la Russie peut désormais prendre les armes sans crainte de représailles, du moins le pense-t-elle, pour réaffirmer sa domination dans un « étranger proche » qui lorgne vers l’ouest. La campagne militaire contre la Géorgie, en août 2008, constitue une première étape de ce « retour », conforté par le faible appui américain au gouvernement de Tbilissi. L’attentisme de l’administration Obama au moment des « printemps arabes » de 2011 en est une autre : alors que les républicains défendaient le principe de regime change pour justifier leur politique de démocratisation du Moyen-Orient par le haut, l’attitude timorée des démocrates, désireux de ne rien faire qui puisse affaiblir les partenaires des États-Unis dans la région et faciliter l’essor des groupes islamistes, convainc un peu plus le Kremlin de la prudence de Washington. De fait, si Barack Obama soutient les révolutionnaires égyptiens dans la mesure où les militaires, leaders du mouvement, apparaissent comme un vrai gage de stabilité, il refuse de s’engager au Yémen et en Libye, du moins jusqu’en 2011, où les troupes américaines prennent part à la coalition qui conduit à la chute de Mouammar Kadhafi (1969-2011).