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Jouer pour gagner la guerre. Usages et mésusages du jeu de guerre par les militaires

C’est en gardant à l’esprit à la fois l’intérêt pédagogique des jeux de guerre et les possibles réticences qu’elle pourrait rencontrer que l’École de guerre – Terre a développé, depuis bientôt trois ans, son propre outil, Duel Tactique. Fondé sur la doctrine et les capacités de l’armée française, il s’appuie sur ses procédures et simule ce qui est au cœur de la formation dispensée entre ses murs : le combat aéroterrestre des grandes unités – brigade et division. Ce jeu a été conçu avec l’appui des stagiaires de l’École de guerre – Terre, issus de toutes les armes. Son premier objet est celui de l’acculturation du corps des officiers supérieurs à la pratique des jeux de guerre. Le jeu de guerre n’est pas ici un à‑côté de la formation : il y est pleinement intégré, avec une quarantaine d’heures au total consacrées à sa pratique durant la scolarité. Les règles utilisées ne sont pas figées. S’inspirant à la fois du Kriegspiel classique et du « frei Kriegspiel » développé à la fin du XIXe siècle par les Allemands Meckel et Verdy du Vernois, le jeu évolue au fil des propositions d’amélioration des promotions et les arbitres-facilitateurs jouent un rôle prépondérant dans le déroulement des parties en gardant à l’esprit ce principe énoncé par Fred Jane, créateur de règles de jeux de guerre navals à la fin du XIXe siècle : « Rien ne saurait se produire dans le jeu qui ne saurait ou pourrait se produire dans la guerre réelle. (3) » Leur rôle consiste donc à faire en sorte que les parties ne se transforment pas en querelles de juristes et que chaque camp demeure concentré sur son plan. Les composantes de la guerre de haute intensité sont représentées : frappes dans la profondeur, ISR, obstacles, problématiques liées au franchissement de coupures humides ou à la logistique – autant de sujets mis en avant par la guerre en Ukraine et déjà identifiés en amont. Ce jeu de guerre connaît un développement numérique afin d’en accélérer le fonctionnement et de limiter les biais. Toutefois, sa base manuelle perdurera afin de permettre son évolution permanente. Les deux versions offriront toujours la possibilité d’échanges et de débats à tous les participants ainsi que la possibilité de critiquer le plan, celui de l’adversaire, mais également la modélisation elle – même du conflit, en permettant à chacun de bien garder à l’esprit que pour pertinent qu’il soit, le jeu de guerre demeure un artifice.

Le second objet de Duel Tactique est de faire comprendre avec des parties rapides et peu de moyens les ressorts de la bataille. Le jeu est plus particulièrement étudié pour imposer le respect des principes de la guerre et des facteurs de supériorité opérationnelle. Les biais du jeu et les simplifications volontaires des règles par rapport à la réalité n’ont pas d’autre but que de reproduire les frictions inhérentes à la guerre. Ainsi, on s’attachera moins au réalisme de la modélisation qu’aux conclusions que l’on peut tirer de chaque partie. Les utilisateurs, futurs commandeurs de grandes unités aéroterrestres, emmagasinent un grand nombre de situations tactiques contribuant ainsi à enrichir leur expérience du combat. Il s’agit donc ici moins d’avoir raison que de ne pas avoir eu tort dans la conception de la manœuvre. Il faut distinguer le jeu de guerre de la simulation. Duel Tactique vise bien à créer des dilemmes tactiques à résoudre et non pas à entraîner un poste de commandement dans ses mécanismes de fonctionnement. D’autres outils existent pour cela, mais sont bien plus consommateurs en moyens humains et matériels. Les deux outils pour les tacticiens sont parfaitement complémentaires.

Enfin, le jeu de guerre permet d’atteindre un troisième objectif, celui du test des modes d’action en vue d’une opération réelle. Duel Tactique, utilisant les doctrines et les capacités de l’armée française, est un outil de confrontation des modes d’action amis avec ceux que l’on prête à l’adversaire. En plus d’être une simple répétition de l’action, il permet d’affiner la manœuvre retenue afin qu’elle réponde au mieux à la mission reçue. La terminologie pouvant prêter à confusion, l’École de guerre – Terre retient le mot « wargaming » pour cette utilisation à finalité opérationnelle et non plus pédagogique du jeu. Véritable outil d’optimisation de la manœuvre, Duel Tactique démontre sa dualité et sa puissance.

Et les alliés de la France ? Les 22 et 23 novembre 2022, l’École de guerre – Terre avait convié plusieurs écoles de guerre étrangères pour faire le point sur la pratique du jeu de guerre. Les armées italienne, belge, allemande, britannique et le corps des US Marines ont répondu présent. Ce fut l’occasion de constater que cet outil se porte bien et qu’il se décline sous des formes variées, pour simuler le combat aux échelons tactique, opérationnel ou stratégique avec des approches similaires et complémentaires – tant à visée pédagogique que d’aide à la planification ou comme outil de prospective. De nombreuses académies ont déjà un livret de bonnes pratiques du wargame – et un équivalent, interarmées, est en cours d’élaboration au sein des armées françaises. Toutes les délégations ont vanté les mérites de l’outil – sa plasticité, la possibilité qu’il offre de mettre des plans à l’épreuve, d’identifier les problèmes, de provoquer des discussions tactiques et doctrinales –, mais ont également pointé du doigt ses limites – biais de confirmation, tentation de la prophétie autoréalisatrice, infusions d’idées fausses ou préconçues, perturbations liées au donneur d’ordre, autant de points d’attention tant les exemples abondent dans l’histoire de jeux qui ont pu donner de fausses idées, car on voulait leur faire faire ou dire ce pour quoi ils ne sont pas faits.

Le lendemain, les délégations se sont retrouvées aux Invalides pour un tournoi du jeu Mémoire 44, jeu grand public, mais qui ne manque pas de profondeur tactique, et pour présenter au chef d’état – major de l’armée de Terre les deux jeux développés par l’École de guerre – Terre : Duel Tactique, dont nous avons déjà parlé, et LOGOPS. Ce dernier est un jeu sur la logistique opérationnelle, dont l’ambition et de faire travailler les spécialistes de la logistique et de former les autres aux enjeux d’un domaine dont la guerre en Ukraine a montré toute l’importance.

C’est un secret tout à fait éventé : les offensives ukrainiennes de la fin de l’été 2022 ont été notamment répétées avec des wargames. Ces derniers ont-ils prédit l’avenir ou ce qui allait se produire ? Pas le moins du monde. Ils ont rempli leur rôle : mettre les plans à l’épreuve, identifier les problèmes, envisager les possibles réponses russes, évaluer la flexibilité du dispositif et les besoins dans la durée. En un mot : déminer le terrain. Un exercice qu’il est toujours préférable de faire sur une carte, avec des pions et des dés que sur le front des opérations. Bien utilisé, le wargame peut sauver des vies et conduire à la victoire. 

Notes

(1) Carl von Clausewitz, De la Guerre, coll. « Tempus », Perrin, Paris 2006, p. 53.

(2) Francis McHugh, The fundamentals of wargaming, US Naval War College, Newport, 1966, p. 1‑12.

(3) Fred Jane, Rules For The Jane Naval War Game, Sampson Low, Marston and Company, Londres, 1898, p. 1.

Légende de la photo en première page : Le kriegspiel est utilisé assez tôt dans les premières écoles de guerre. (© Beeboys/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°164, « Guerre en Ukraine : l’enjeu du ciel », Mars-Avril 2023.
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