Vladimir Poutine serait, selon certaines analyses, un maître des échecs, le jeu de stratégie le plus noble et le plus réputé. Mais depuis le mois de février, il semble surtout qu’il soit un simple joueur de belote. Filer la métaphore ludique en matière de conflit a-t‑il vraiment un sens ? Oui. Mais cela a davantage à voir avec les cartes qu’avec les échecs…
« L’absolu, le prétendument mathématique, ne trouve jamais pied ferme pour les calculs de l’art de la guerre. Dès le début s’y mêle un jeu de possibilités, de probabilités, de chance et de malchance qui court dans tous les fils fins ou épais de sa trame ; de toutes les ramifications de l’activité humaine, c’est du jeu de cartes que la guerre se rapproche le plus. (1) » Voilà ce qu’écrit Clausewitz dans le premier chapitre de son De la guerre. Et voilà pourquoi, depuis 1824, au moins, des académies militaires et des états – majors utilisent les jeux de guerre pour former leurs officiers.
Disons-le toute de suite, la route était semée d’embûches et toutes les armées n’ont pas adopté les jeux de guerre avec le même entrain que l’armée prussienne (d’où son nom initial de « Kriegspiel ») et il est un fait que ce sont les victoires allemandes de 1864, 1866 et 1870-1871 qui ont fini par piquer l’intérêt des autres puissances pour cet outil utilisé par les Prussiens pour former leurs officiers. Moltke l’ancien n’a‑t‑il pas fondé le premier club de Kriegspiel, en 1827 ?
Mais alors le jeu de guerre, qu’est-ce ? Il s’agit, comme l’écrit Francis McHugh dans The Fundamentals of Wargames (1966) d’une « simulation d’aspects choisis d’une situation de conflit, qui s’appuie sur des règles fixées à l’avance, des données et des procédures, afin d’offrir des expériences de prise de décision et des informations utilisables dans le monde réel (2) ». Le Kriegspiel introduit au sein de l’armée prussienne en 1824 répond à cette définition que l’on retrouve dans le Wargaming Handbook de l’armée britannique : il simule le combat au niveau de la compagnie avec des règles de mouvement qui prennent en compte le type des troupes et le terrain représenté sur la carte, susceptible de les ralentir où, si elles se déplacent sur route, de l’accélérer, et dont les dégâts des feux, décidés par un dé, s’appuient sur les données collectées par Scharnhorst sur l’efficacité des armes individuelles. Le dé sert à représenter le « jeu de possibilités, de probabilités » décrit par Clausewitz quand il parle du jeu de cartes, ce qu’il appelle également la friction.
Les officiers de toutes les nations élaborent des plans, en suivant pour cela des méthodes éprouvées et affinées dans les différentes écoles d’état – major. Mais si l’on prend en compte les éventuels « cas non conformes » et que l’on envisage, dans son possible mode d’action, les modes d’action de l’ennemi, on note que lors des restitutions des exercices, c’est davantage la grammaire du plan que sa validité réelle qui est prise en compte. Certes, une phase dite de « wargaming », c’est-à‑dire éprouver le mode d’action envisagé, est bien censée être menée, mais elle l’est assez rarement et pour des raisons variées, dont les deux principales sont le manque de temps et le manque de connaissance de ce qu’est un wargame et de la manière dont il pourrait être utilisé.
Ce constat, un jeune officier dépité le formulait dès 1898 dans un petit pamphlet, Le Jeu de Guerre en France. Le commandant Henrionnet tenait pour premiers responsables le ministère, les chefs et les officiers plus âgés qui regardaient avec un mélange de dédain et d’inquiétude un outil susceptible d’exposer leurs possibles défaillances. Le premier des stigmates dont le jeu de guerre est précisément le terme de « jeu », associé à l’enfance et à la puérilité et dont les nombreux travaux sur la pertinence comme outil pédagogique peinent encore aujourd’hui à l’en débarrasser. On parle ainsi en France, au tournant du XXe siècle de « manœuvre sur carte » pour ne pas effrayer le ministère et l’état – major qui pourraient croire que les officiers s’amusent au lieu de travailler.