Aujourd’hui, par leurs choix diplomatiques, l’Inde et la Chine, qui entrent en compétition sur bien des territoires, se retrouvent dans un jeu à somme nulle, où le compromis et l’apaisement semblent inimaginables.
« […] Le Premier ministre indien Narendra Modi a maintenu avec acharnement l’approche indépendante de son pays dans les affaires internationales. Cela fait de l’Inde le “swing state” ultime […] de la carte géopolitique globale. Le fait de savoir de quel côté l’Inde penche, quand et pourquoi, pourrait contribuer à déterminer qui, des États-Unis ou de la Chine, dominera l’Asie et qui l’emportera dans les compétitions entre grandes puissances de par le monde » (1).
Michael Schuman, l’auteur de ces lignes, est un journaliste américain, fin connaisseur de l’Asie de l’Est, et basé à Pékin, en Chine. Et pourtant, il fait fausse route dans cette citation… New Delhi va vouloir préserver son indépendance, sur ce fait, il a raison : mais il se trompe quand il associe désir d’indépendance et capacité d’équilibre entre Washington et Pékin. Comme on va le voir dans cet article, l’Inde et la Chine sont, radicalement, des compétiteurs, prisonniers, sur le court terme, d’un jeu à somme nulle.
Une opposition radicale sur la question frontalière
Cette rivalité s’exprime d’abord par une situation frontalière tendue : il s’agit en fait d’une ligne de démarcation contestée, appelée « Ligne de Contrôle Réel » (LCR), de 3488 km, qui n’a jamais été clairement définie — un héritage empoisonné de la présence britannique du temps du « Raj ». New Delhi et Pékin n’ont jamais pu se mettre d’accord sur un tracé précis de leur frontière commune.
Malgré tout, la LCR était restée relativement calme entre la fin des années 1980 et la moitié de la décennie 2010. Mais la situation s’est sensiblement dégradée pendant la décennie 2010. Puis les 15-16 juin 2020, dans la vallée de Galwan, le premier affrontement sanglant depuis 1975 a eu lieu : un accrochage militaire a vu des soldats indiens et chinois s’affronter à mains nues ou à coup de barres de fer, avec les deux États accusant les forces du voisin d’être l’instigateur de l’attaque. Même s’il y a eu une certaine désescalade, un accrochage en décembre 2022 a rappelé que les tensions ne s’étaient pas dissipées (2). Depuis mai 2020, les services de renseignement indiens accusent les forces chinoises d’avoir pris le contrôle, de fait, de 1000 km2 de territoires qu’ils considèrent comme appartenant à leur pays (3).
La question tibétaine, capitale pour Pékin (4), est à associer à ces tensions frontalières entre Chine et Inde : les Indiens se sentent « responsables » des Tibétains, une position inacceptable pour les Chinois, qui considèrent cette attitude comme une intrusion dans leurs affaires intérieures (5). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la visite de Xi Jinping à Linzhi/Nyingchi et à Lhassa, au Tibet, en juillet 2021. Pendant un discours, il a appelé à une implantation populaire aux frontières, afin de mieux défendre l’intégrité nationale. Et pour la période 2021-2025, Pékin a alloué un peu plus de 25 milliards d’euros au développement des infrastructures à la frontière tibétaine, face à l’État indien d’Arunachal Pradesh, que la Chine considère comme le « Tibet du Sud ». Ces infrastructures doivent permettre de rendre l’implantation dans la zone attractive pour la population, et assurer une défense militaire plus solide du territoire (6).
En bref, l’Inde comme la Chine se considèrent dans une situation où leur intégralité territoriale est mise en danger par le voisin. Parler de la position d’un des deux États, sur la question frontalière, comme plus ou moins « légitime », n’aurait pas vraiment de sens : il faut accepter qu’il s’agisse d’abord de l’illustration concrète d’une rivalité entre deux puissances voisines ayant hérité d’une frontière mal dessinée par un jeu géopolitique passé. Le pays qui serait amené à céder sur cette question accepterait, de fait, la prédominance de son voisin. Une possibilité bien sûr inacceptable pour la Chine, comme pour l’Inde.