Dès lors qu’il est question de « penser » ou de « repenser » la stratégie, deux types de raisonnements se donnent généralement à voir. Le premier pourrait être appelé « discontinuiste ». Qu’ils soient praticiens ou théoriciens, les stratégistes de ce groupe se distinguent en valorisant instinctivement les éléments de rupture dont serait porteur le dernier conflit en date. Leur mot d’ordre : « Ne pas faire la guerre d’avant ! » Par contraste, les représentants de la tendance continuiste mettent généralement tout leur talent à relativiser la supposée « rupture » que constituerait le phénomène conflictuel observé, en veillant scrupuleusement à réinsérer ce dernier dans des séquences temporelles de long terme, sur le plan doctrinal, opérationnel ou capacitaire. Leur devise : « Nihil novi sub sole ». Comment les départager ?
Toutes choses étant égales par ailleurs, les discontinuistes sont particulièrement appréciés des médias consommateurs de commentaire stratégique. Ils proposent en effet de nouvelles typologies, usent plus volontiers de néologismes doctrinaux, parlent de « deuxième âge spatial », de « troisième âge nucléaire », de guerres de « quatrième génération », et reprennent avec gourmandise les acronymes à rallonge issus de la centrale conceptuelle américaine. Leurs confrères continuistes, adeptes rigoureux du rasoir d’Occam et d’une stricte observance lexicale, ont beau jeu de moquer cet agaçant opportunisme sémantique parfois mâtiné de flou intellectuel – tout en se demandant comment s’y prendre eux – mêmes pour que les journalistes composent leur propre numéro de téléphone afin de les inviter à commenter le dernier conflit en date.
Compte tenu de la sociologie de la distinction qui a cours dans le monde concurrentiel des producteurs d’idées, le fait de se ranger dans l’un ou l’autre camp n’est pas toujours lié de manière causale à un raisonnement intellectuel objectif. Pour bien des stratégistes, ce choix peut aussi relever, entre autres, d’un tempérament (la tentation irrépressible de prendre systématiquement le contre-pied du commentaire mainstream), d’un calcul carriériste (accuser à dessein les traits continuistes ou discontinuistes de sa propre analyse afin de flatter le puissant du moment), ou bien encore, et plus simplement, d’une jalousie vis-à‑vis d’un concurrent qui menace une part de marché intellectuelle durement acquise, sur un segment constamment envahi de nouveaux entrants (continuiste ou discontinuiste, l’essentiel du raisonnement produit sera alors destiné prioritairement, non pas à résoudre une question importante, mais bien à attaquer plus ou moins directement le point de vue du gêneur). Ainsi que le résumait Henry Kissinger, qui connaissait le sujet, « University politics are vicious, precisely because the stakes are so small ».
Mettons à part les déviations pathologiques – mais bien réelles – qui viennent d’être mentionnées, pour ne retenir que la catégorie des raisonnements sincères, que ce soit chez les continuistes ou les discontinuistes. En temps de guerre, et dès lors que l’on attend de leurs représentants des développements applicatifs sur le plan doctrinal ou capacitaire, ces deux tendances idéales – typiques présenteront, à vrai dire, autant de défauts que de qualités.
• Majoritaires dans un groupe de réflexion donné, les continuistes prudentiels garantiront une bonne mise en perspective contextualiste de la guerre étudiée. Malheureusement, arc – boutés sur leurs leçons apprises, ils auront aussi des difficultés à accepter que certaines variations paramétriques puissent être interprétées comme les signes avant – coureurs d’un véritable changement d’époque, qui imposerait des choix drastiques au nom d’une anticipation bien comprise.
• Dominants, les discontinuistes novateurs veilleront scrupuleusement à ce qu’aucune oscillation du sismographe stratégique, fût-ce la plus légère, ne soit négligée ou sous – estimée. Mais ils auront aussi tendance à prendre le tremblement d’une feuille d’arbre pour le grondement d’un cyclone, un procédé tactique pour un principe stratégique, un mode d’action conflictuel pour un changement de nature de la guerre, et ils se feront les avocats passionnés de changements de cap trop brutaux, en décorant de la dignité de « game changer » n’importe quel assemblage de circuits innovant.
On comprend que, dans le cas d’un bouleversement stratégique d’ampleur majeure comme la guerre d’Ukraine, les conséquences de la domination de l’une ou l’autre de ces deux attitudes ne seront pas minces, en particulier sur le plan capacitaire. Du point de vue des décideurs civils du monde de la défense, tout autant que de celui des planificateurs militaires, et quelle que soit la guerre concernée, il semble donc indiqué de veiller à ce que les conseillers techniques en cabinet, les think tanks qui émargent au guichet des études prospectives publiques ou privées, les rédacteurs des bureaux plans ou, plus généralement, les chercheurs qui prennent la parole dans le monde de la défense incluent une part si possible équilibrée de représentants de chaque type analytique.
Bien des problématiques actuelles permettent d’illustrer la nécessité de cet équilibre. A‑t‑on ainsi fait la part des choses avant de déclarer, dans le cadre d’une Vision stratégique récente de l’état – major des armées français, que des concepts politiques aussi fondamentaux que ceux de paix, de crise et de guerre étaient désormais « inadaptés » ? Au-delà des apparences et des modes, en quoi le triptyque instrumental « compétition/contestation/affrontement » permet-il réellement de lire le paysage stratégique actuel de manière plus intelligente ? Quelle serait la manière la plus efficace de maîtriser l’interconnexion des capacités stratégiques hautes dans les centres de commandement et de contrôle, d’anticiper doctrinalement le retour du combat naval ou de modéliser un « armement » de la fonction influence qui aille au-delà de l’incantatoire ? Comment, enfin, analyser le rôle de la dissuasion nucléaire dans le conflit armé ukrainien ? Nihil novi sub sole, comme semblent le penser les continuistes qui réfutent le concept de « troisième âge nucléaire » ? C’est une bonne devise lorsqu’il s’agit de remettre en question des concepts stratégiquement creux, comme celui de « guerre probable ». Elle est sans doute plus dangereuse si elle mène à sous – estimer les évolutions radicales de la nouvelle scène atomique au XXIe siècle.
Légende de la photo ci-dessus : Emblématique de la vision discontinuiste, la Révolution dans les affaires militaires des années 1990 a notamment débouché sur un programme de Future combat system… finalement annulé en 2009 et à l’origine de 10 ans d’errance matérielle. (© US Army)