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Football, politique et mafias dans les Balkans

Du 20 novembre au 18 décembre 2022, les fans de ballon rond ont les yeux rivés sur le Qatar, où se déroule la 22e édition de la Coupe du monde de football. La compétition est notamment suivie dans les Balkans, où il existe une tradition de « supportérisme » ancienne et active. Mais cette région est également connue pour la violence dans les stades avec les hooligans, ainsi que pour leurs liens troubles avec le pouvoir politique et le crime organisé.

L’accueil par l’Albanie, le 25 mai 2022, de la finale de la Ligue Europa Conférence remet les Balkans sur le devant de la scène footballistique. Après les heures de gloire, qui avaient vu la sélection yougoslave se hisser en quarts de finale du Mondial de 1990 et l’Étoile rouge de Belgrade remporter la Ligue des champions en 1991, l’éclatement de la fédération et les guerres qui en ont découlé avaient éclipsé l’importance du football dans la région. Les sélections postconflits enregistrent peu de succès, à l’exception de la Croatie (troisième lors de la Coupe du monde 1998, finaliste en 2018). Quelques grands noms sont issus de la région, comme le Ballon d’or 2018 Luka Modric.

Adoration pour le ballon rond

Le football balkanique reste réputé pour l’adhésion populaire qu’il suscite et la ferveur de ses supporters. La tradition ultra y est ancrée : la Torcida, qui soutient le Hajduk Split (Croatie), est, avec sa création dès 1950, le premier groupe de supporters du continent européen. Mais on reproche à ces associations des violences, ainsi que des incidents émaillant les différentes compétitions, tels que des chants racistes. Par exemple, lors d’un match Olympique Gymnaste Club de Nice-Partizan Belgrade, le 15 septembre 2022, des Serbes ont déployé une banderole affirmant l’appartenance du Kosovo à la Serbie. La reconnaissance sportive de celui-ci depuis son indépendance en 2008 est, du reste, un enjeu sensible : la fédération espagnole avait créé la polémique en mars 2021 en présentant l’adversaire de sa sélection comme les « territoires du Kosovo », ce qui a entraîné une menace de boycott par les Kosovars, Madrid ne reconnaissant pas leur État. En octobre 2014, la rencontre Serbie-Albanie pour la qualification de l’Euro 2016 avait dû être interrompue après le survol du terrain par un drone paré d’un drapeau de la « Grande Albanie », provoquant une réaction violente de la part des supporters serbes et un incident diplomatique entre les deux pays.

Ces liens entre football et politique dans les Balkans ont leur face sombre. On considère d’ailleurs que des affrontements entre supporters lors d’un match entre le Dinamo Zagreb et l’Étoile rouge de Belgrade ont été le point de départ de la guerre de Croatie (1991-1995). Les ultras ont ensuite joué un rôle important pendant le conflit, comme « pépinière » de mouvements paramilitaires, avec de nombreux combattants venus du monde du football. On pense notamment à Zeljko Raznatovic (1952-2000), président du club Obilic Belgrade, et inculpé pour crime contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Du terrain de foot à la drogue

La plupart des ultras utilisent des symboles ethniques et nationalistes, et certains clubs de supporters ont des relations avec l’extrême droite. Et il existe des connexions étroites entre les hooligans et les mafias, en particulier en Serbie, plaque tournante de plusieurs trafics mondialisés (drogues, armes…). Selon le centre de recherches Global Initiative Against Transnational Organized Crime, dans les Balkans occidentaux, sur 122 formations de fans identifiés, 78 sont ultras, recourant à la violence systématique pour certains et entretenant des liens avec la politique et/ou le crime organisé, comme le Horde Zla ou le Skripari en Bosnie-Herzégovine, le Delije ou le Grobari en Serbie, les Street Boys au Monténégro (1). Les jeunes qui rejoignent ces mouvements sont fréquemment issus de milieux modestes, et doivent accomplir des actes de force pour intégrer le groupe ou lui prouver leur loyauté, par exemple en blessant un rival à l’arme banche.

Le hooliganisme sert souvent de « porte d’entrée » vers le crime organisé. Les plus jeunes sont d’abord utilisés comme revendeurs de drogue, avant de se voir confier des responsabilités plus importantes ou moins clandestines (videurs de boîtes de nuit, service d’ordre dans des meetings politiques de partis nationalistes, racket utilisant la violence comme mode d’intimidation…). Des liens d’autant plus inquiétants qu’ils peuvent impliquer la police et la classe politique locales corrompues. En février 2021, l’arrestation de Veljko Belivuk, issu du Grobari, avait secoué le monde du « supportérisme » serbe : l’enquête, portant sur des affaires d’homicides, de viol et de trafic de stupéfiants, révéla des caches d’armes et des relations supposées avec Aleksandar Vucic, président de Serbie depuis 2017, qui aurait utilisé des groupes violents pour justement en finir avec la violence dans les tribunes…

Ces relations entre football et système mafieux ne sont pas exclusives aux Balkans, les immenses sommes d’argent présentes dans ce sport générant des fraudes (liées aux transferts de joueurs par exemple) et du blanchiment de capitaux en Europe occidentale, notamment en Italie, où différentes mafias puissantes, à l’instar de la Camorra, se sont illustrées dans l’histoire du Calcio. Révélé en août 2022, le cas de Paul Pogba, milieu de terrain de la Juventus de Turin extorqué par des proches, n’est que la pointe visible de l’iceberg.

Ballon rond et criminalité dans les Balkans occidentaux

Note

(1) Sasa Dordevic et Ruggero Scaturro, Dangerous games : Football hooliganism, politics, and organized crime in the Western Balkans, Global Initiative against Transnational Organized Crime, juin 2022.

Article paru dans la revue Carto n°74, « Révolution en Iran : un régime en sursis ?  », Novembre-Décembre 2022.

À propos de l'auteur

Clara Loïzzo

Professeure de chaire supérieure au lycée Masséna de Nice et membre du jury de l’agrégation interne d’histoire-géographie.

À propos de l'auteur

Frédéric Miotto

Géographe-cartographe, directeur de l’agence Légendes Cartographie.

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