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La très haute altitude : un champ de réflexion de l’armée de l’Air et de l’Espace

Entre le 4 et le 11 février 2023, des intercepteurs américains de type F-22 abattent plusieurs objets volants qualifiés d’espions dans un épisode qui restera dans les mémoires comme « l’incident des ballons chinois ». La cible principale, dont l’apparence est celle d’un ballon de grande taille, est abattue par un missile AIM-9X Sidewinder à une altitude de près de 18 km (59 000 pieds environ), après avoir survolé le nord du Pacifique, le Canada et enfin parcouru 3 000 km en cinq jours au-dessus des États-Unis. Savoureux écho aux premiers temps de l’aviation militaire lorsque les plus légers que l’air constituaient des cibles de choix pour l’aviation de chasse, penseront certains.

L’incident entraîne l’annulation d’une visite officielle en Chine du secrétaire d’État américain, Antony Blinken. Il provoque aussi un regain d’intérêt pour la Très haute altitude (THA), tranche d’altitude qui pouvait sembler délaissée jusqu’ici, et donne l’impression d’une surprise sinon stratégique, du moins technique.

L’exploitation de la THA est en réalité assez ancienne, mais est restée longtemps limitée pour des raisons essentiellement pratiques : plus l’altitude s’élève, plus les solutions techniques appliquées pour faire voler les aéronefs sont difficiles à maîtriser. Néanmoins, des aérodynes militaires spécialement conçus à cet effet évoluent dès les années 1960 dans la THA pour effectuer des missions de reconnaissance : le SR‑71 Blackbird (près de 26 km) et le U‑2 (plus de 21 km) américains, le MiG‑25 (plus de 26 km et jusqu’à 35 km pour un vol de record en 1975). En France, à la même époque, le Mirage III est capable d’effectuer des interceptions au-delà de 18 km. Par ailleurs, l’utilisation de ballons dans le cadre de la recherche scientifique est régulière depuis la fin du XIXe siècle, car elle permet d’atteindre des altitudes longtemps inaccessibles aux plus lourds que l’air. Enfin, cet espace est depuis longtemps régulièrement traversé par des objets divers (vecteurs balistiques, fusées…) à destination ou provenant de l’espace exoatmosphérique. Si nouveauté il y a, elle figure plutôt dans la floraison de projets civils d’exploitation commerciale (transport, tourisme dit spatial…) à horizon plus ou moins lointain. Le désintérêt pour la THA, voire sa « découverte », sont donc tout à fait relatifs en 2023.

Un espace difficile à définir

La définition précise de la THA est loin d’être simple ou anodine. Plusieurs approches peuvent être explorées. D’un point de vue physique et technique, la THA peut être caractérisée comme la tranche d’altitude située entre l’espace aérien commun et l’espace exoatmosphérique. La limite inférieure de la THA n’est pas caractérisée sur le plan physique, car elle ne marque pas de rupture du point de vue des lois de l’aérodynamique et reflète davantage un niveau de maîtrise technique en matière de sustentation, de propulsion ou encore de survie à bord. Elle pourrait être située entre 12 km (altitude maximale de croisière de l’aviation commerciale) et 18 km (plafond maximal de la plupart des chasseurs intercepteurs modernes et altitude de croisière du Concorde). La limite supérieure trouve en revanche un fondement physique avec la ligne de Kármán qui correspond à l’altitude théorique à partir de laquelle la densité de l’air devient si faible que l’ordre de grandeur de la vitesse de vol devenue nécessaire pour sustenter un aéronef, selon les lois de l’aérodynamique, est égal à la vitesse suffisante pour permettre à un satellite d’orbiter. Autrement dit, au – delà de cette ligne, un aéronef a toutes les chances de devenir… un satellite. Calculée à 83,6 km, mais souvent fixée par convention à 100 km d’altitude, cette limite a été adoptée par certaines institutions, dont la FAI (Fédération aéronautique internationale), la FAA (Federal aviation administration), ou encore la NASA. Cette valeur de 100 km peut être mise en perspective avec les 160 km d’altitude qui correspondent à l’orbite la plus basse démontrée à ce jour pour un satellite. L’avenir seul dira si la ligne de Kármán sera atteinte un jour par les objets spatiaux ou si la technologie permettra d’envisager des altitudes de vol supérieures pour les aéronefs. En tout état de cause, la THA représente une tranche d’altitude considérable, au moins quatre fois plus importante que la partie de l’espace aérien aujourd’hui communément exploitée.

Une deuxième approche, juridique et réglementaire, permet de mettre en lumière un enjeu majeur du point de vue de la souveraineté. En effet, les espaces aériens nationaux sont souverains en application de la convention de Chicago. Or ce texte, qui définit les limites horizontales des espaces aériens nationaux comme étant celles des frontières terrestres et maritimes, n’en fixe aucune verticalement. L’espace aérien s’arrête de fait là où commence l’espace exoatmosphérique, sans limite précise. À noter la confusion souvent faite entre l’absence juridique de limite verticale à la souveraineté des États et l’imprécision, l’incomplétude ou l’absence, au-dessus de 16 km d’altitude (1), de réglementations aériennes applicables. À l’inverse, le Traité de l’espace de 1967 définit le milieu exoatmosphérique comme un espace commun dans lequel les notions de frontière et de territorialité ne sont pas applicables, mais n’en fixe pas le plancher.

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