Le vent semble avoir tourné et la stratégie chinoise pour peser sur les affaires du monde inclut de manière croissante le facteur agricole avec l’intention de lier l’influence à l’alimentaire.
La nourriture a longtemps été utilisée comme moyen de persuasion, de coercition ou de contrôle du comportement et a donc servi à atteindre des objectifs politiques dans les relations internationales. La rétention de nourriture pendant les périodes de conflit peut être une arme puissante et faire partie d’une stratégie militaire. Il n’est pas rare qu’un pays excédentaire ou exportateur contrôle les approvisionnements alimentaires, principalement sous la forme d’une aide ou d’un embargo, afin d’influencer les politiques d’autres pays ; le food power américain a ainsi longtemps été la référence en la matière. Mais on peut également penser aux investissements à l’étranger, à la coopération et l’assistance agricoles ou à l’établissement de normes…
L’agriculture se présente comme un vecteur stratégique des États, un levier de puissance, permettant de peser sur les courants d’échange et d’affaiblir l’adversaire. Relativement délaissé depuis la fin de la guerre froide, ce volet de la diplomatie agricole est revenu en force depuis une dizaine d’années, notamment à travers les actions de pays tels que la Russie, mais également la Chine, ouvrant un nouveau chapitre dans l’utilisation de l’alimentation dans les relations internationales. La capacité de peser sur les affaires du monde est ainsi liée de manière croissante à la capacité de produire ou d’acheter de l’alimentation sur le marché mondial.
La Chine, qui est actuellement le plus grand importateur de produits agricoles au monde, et qui fait face à des défis croissants pour nourrir sa population de plus en plus aisée [voir p. 61], n’hésite pas à utiliser l’agriculture et les produits agricoles comme un instrument de politique étrangère pour façonner la politique d’autres pays. L’agriculture est ainsi pour la Chine un moyen de ne pas dépendre des autres, mais également un moyen de pression et de marginalisation de l’Occident.
Longtemps adepte du profil bas dans les relations internationales, la Chine a modifié sa politique étrangère au début des années 2000, et surtout depuis 2012 et l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir, parallèlement à son affirmation économique qui lui permet de revendiquer une place plus importante sur la scène internationale et dans la gouvernance mondiale. Elle affiche dorénavant une assurance de plus en plus visible dans ses relations internationales et une volonté de puissance, d’abord vis-à-vis de ses voisins, puis face au monde.
L’agriculture s’est ainsi retrouvée, ces dernières années, au cœur de la confrontation politique et économique entre la Chine et ses rivaux, à tel point que l’on peut se demander si ce secteur ne va, avec les nouvelles technologies et l’énergie, arbitrer la bataille pour la place de première puissance mondiale.
La diplomatie agricole chinoise ne repose pas, à l’inverse des États-Unis et de la Russie, sur les exportations. Si la Chine est un grand exportateur de produits agricoles, se classant quatrième derrière l’Union européenne (UE), les États-Unis et le Brésil, ses envois — majoritairement constitués de préparations de viande et de poissons, de légumes… —, ne lui permettent pas de créer une dépendance des pays importateurs en produits de base et ne constituent donc pas un moyen de pression significatif. Les moyens d’action chinois s’articulent davantage autour de son marché intérieur et de projets de coopération agricole.
La carotte et le bâton du marché intérieur
Au milieu de la pandémie de Covid-19, lorsque le commerce mondial était fortement entravé et que le contexte international devenait plus hostile, les dirigeants chinois ont lancé le concept de « circulation duale ». Il s’agit de favoriser la « circulation interne » (cycle national de production, de distribution et de consommation), grâce au marché intérieur qui doit devenir un vrai relais de croissance. La « circulation externe », c’est-à-dire les échanges avec l’extérieur, n’est pas abandonnée pour autant. Cette double orientation doit permettre de renforcer la résilience de l’économie chinoise aux chocs externes, mais également de créer plus de relations économiques asymétriques, c’est-à-dire une dépendance vis-à-vis des exportations comme du marché chinois.