Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’agriculture au cœur des tensions géopolitiques : le cas de la Chine

En effet, la Chine a progressivement réalisé que son vaste marché intérieur, particulièrement alimentaire, peut devenir un puissant levier politique, non seulement contre des partenaires commerciaux plus petits (comme les Philippines ou la Norvège) mais aussi contre les États-Unis ou l’Australie. Avec 1,4 milliard d’habitants et un PIB par habitant en croissance continue, le marché alimentaire chinois, estimé à près de 2 000 milliards de dollars, restauration incluse, attise les convoitises.

Pékin souhaite ainsi tirer davantage parti de son immense marché intérieur, pour obtenir des concessions politiques de la part de certains de ses partenaires commerciaux et place de fait de nombreux pays face à un numéro d’équilibriste : être en opposition pour limiter une influence croissante de la Chine tout en préservant des relations économiques avec un de leurs premiers partenaires commerciaux. Et ce pouvoir alimentaire, c’est-à-dire la capacité de manipuler le commerce de nourriture afin d’atteindre des objectifs diplomatiques, est utilisé de manière croissante par la Chine depuis plus de dix ans.

Ainsi, en 2010, la Chine a décrété un embargo sur le saumon norvégien après l’attribution du prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo. Ce cas a fait l’objet de nombreuses tractations diplomatiques pour rouvrir un marché que la Norvège jugeait essentiel.

En 2012, à la suite d’un incident maritime près du récif de Scarborough, revendiqué par les Philippines et la Chine, cette dernière a conseillé à ses citoyens de ne pas se rendre aux Philippines, mais a également bloqué l’entrée de bananes philippines, prétextant des problèmes phytosanitaires.

En 2019, l’arrestation de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, a entraîné la révocation de l’homologation de deux grands exportateurs canadiens de canola, sous prétexte de la présence d’organismes nuisibles dans leurs cargaisons. Les envois canadiens en Chine ont été divisés par trois entre 2018 et 2019 et sont restés, entre 2020 et 2022, à 50 % sous leur niveau d’avant crise. Si Meng Wanzhou a été libérée en septembre 2021, ce n’est qu’en mai 2022 que la Chine a annoncé la levée des mesures visant les exportateurs de canola canadien.

Après la demande de l’Australie, en 2020, d’une enquête complète et indépendante pour déterminer l’origine de la Covid-19, Pékin a imposé de sévères sanctions économiques à l’égard de Canberra, touchant notamment les produits agricoles et alimentaires (orge, viande bovine, vin, blé, laine, homards, sucre, cuivre, bois, raisins de table, mais également charbon…). Ces décisions ont été prises sachant que la Chine était le premier client de l’Australie en produits agricoles et agroalimentaires, avec près du tiers des exportations australiennes en valeur, mais elles ne semblent pas avoir eu l’impact politique et géopolitique escompté. Elles ont poussé l’Australie à renforcer ses liens avec les États-Unis sur le plan sécuritaire et n’ont pas entraîné de pertes importantes pour le secteur agricole australien, grâce à une réorientation des exportations vers d’autres clients. En avril 2023, un accord sur une possible levée des droits de douane sur l’orge en échange d’une suspension de l’action australienne à l’OMC a été annoncé. Les Australiens y ont vu une inefficacité des mesures chinoises car si le nouveau gouvernement travailliste en place depuis 2022 a mentionné qu’il changerait le ton envers la Chine, il a ajouté qu’il ne modifierait pas la direction de la politique chinoise de l’Australie.

En 2021, la Chine a interdit l’importation d’ananas de Taïwan prétextant, encore une fois, des raisons sanitaires, du fait de tensions politiques et diplomatiques entre les deux pays.

Enfin, comment ne pas évoquer la guerre commerciale avec les États-Unis qui, en mettant face à face le premier importateur mondial de produits agricoles et le premier exportateur, a montré que la relation entre les deux pays est devenue moins dissymétrique ? La réponse de Pékin aux hausses des droits de douane états-uniens sur l’acier et sur l’aluminium a ciblé surtout des produits agricoles, notamment le soja, dont la Chine est le premier importateur mondial. Ces mesures ont entraîné un déficit commercial agroalimentaire états-unien inédit en 2019 et en 2020 et poussé le gouvernement fédéral à verser des aides considérables aux farmers. Il semble que l’alimentation, et le soja en particulier, ait été l’arme la plus puissante de la Chine dans la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. L’accord commercial conclu en 2020, incluant l’achat de 32 milliards de dollars supplémentaires sur deux ans de produits agricoles états-uniens, n’a pas été respecté par la Chine.

Cependant, force est de constater que les résultats de ces moyens coercitifs sont rarement au rendez-vous. En outre, Pékin choisit les produits concernés et ne se prive pas de détourner ses propres mesures. Ainsi, en raison de l’embargo sur le canola canadien, les Émirats arabes unis ont servi d’intermédiaire en important les graines de canola pour les broyer et exporter l’huile vers la Chine. Mais si les pays visés ne cèdent généralement pas, la crainte de subir des rétorsions commerciales pourrait inciter à la prudence d’autres partenaires de la Chine, comme la Nouvelle-Zélande, qui a conseillé à son voisin océanien de traiter la Chine avec « un peu plus de diplomatie ».

Enfin, dans la stratégie coercitive, n’oublions pas que Pékin déploie un grand nombre de navires de pêche à travers les mers dans un objectif non seulement alimentaire mais également géopolitique, pour affirmer son contrôle sur une grande partie de la mer de Chine méridionale.

À propos de l'auteur

Jean-Marc Chaumet

Directeur Économie du Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (CNIEL), auteur de La Chine au risque de la dépendance alimentaire (avec Thierry Pouch, Presses universitaires de Rennes, 2017).

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