« Une telle menace [nucléaire] se renforce, il serait erroné de la cacher », avait déclaré le président russe Vladimir Poutine le 7 décembre 2022, en précisant ensuite : « Nous ne sommes pas devenus fous, nous sommes conscients de ce que sont les armes nucléaires. Nous n’allons pas parcourir le monde en brandissant cette arme comme un couteau. » Cette déclaration s’inscrit dans la continuité d’une rhétorique russe marquée par des menaces d’emploi nucléaire depuis le début de la guerre en Ukraine en février 2022. Cependant, elle semble porteuse d’une certaine pondération vis-à‑vis de l’emploi de l’arme atomique, dans un contexte international marqué par la compétition stratégique et la méfiance entre les grandes puissances.
Marqué par une crise de la maîtrise des armes nucléaires, ce contexte stratégique invite donc à la reconsidération des relations de dissuasion à partir du principe de retenue afin d’éviter un conflit nucléaire aux conséquences dévastatrices. De manière générale, la retenue peut être associée aux notions d’autocontrôle, de modération et de prudence. Appliquée aux postures nucléaires, elle invite à la modération des déclarations et des doctrines, du déploiement opérationnel des forces et des incitations à la course quantitative et qualitative aux armements. Bien que le concept de retenue gagne en importance ces dernières années, en raison de l’intensification de la compétition stratégique (1), il n’est pas nouveau et s’avère être une notion fondamentale dans les réflexions portant sur la dissuasion et le rôle politique de l’arme nucléaire dans les relations internationales.
À l’aube de la guerre froide, Bernard Brodie, Thomas Schelling et Morton Halperin se sont intéressés aux mesures de retenue des postures nucléaires des deux superpuissances, afin d’éviter un conflit nucléaire entre les États-Unis et l’URSS (2). Ensuite, dans les années 1970, Robert Jervis souligna quant à lui le rôle des perceptions dans les relations de dissuasion et l’importance de la retenue des postures nucléaires afin d’éviter des risques de malentendu, d’erreur de calcul et de perception erronée (3). Comme le conflit en Ukraine le démontre, la compétition stratégique entre les grandes puissances augmente les risques d’une escalade militaire pouvant entraîner l’emploi de l’arme atomique dans l’interaction des perceptions avec l’adversaire. Afin de réduire les risques nucléaires, quel serait désormais le rôle joué par le principe de retenue dans les relations de dissuasion ?
La modération des discours dans l’interaction des perceptions
La dissuasion ne peut être analysée qu’en considérant la dialectique existante entre ses aspects capacitaires (les moyens militaires) et déclaratoires (les doctrines et discours). C’est la stratégie déclaratoire qui donne une cohérence à la posture nucléaire et renforce la volonté politique d’employer l’arme atomique pour la défense de l’État. Dans le jeu de perceptions avec l’adversaire, les dirigeants politiques cherchent à dissuader toute attaque ennemie, ou à contrôler l’escalade militaire, par le biais de déclarations, de discours et de documents de doctrine nucléaire. Par conséquent, ces instruments politiques sont importants puisqu’ils établissent les conditions et les « lignes rouges » à partir desquelles l’emploi nucléaire peut être envisagé par le dirigeant de l’État. En France, la dimension déclaratoire de la dissuasion est très bien illustrée par les Livres blancs, la Revue nationale stratégique, mais également par les discours des présidents portant sur la doctrine nucléaire française. Le dernier discours à ce sujet est celui du président Emmanuel Macron à l’École militaire en février 2020.
Sur le plan déclaratoire, le principe de retenue invite à la modération des discours concernant l’emploi de l’arme nucléaire, afin d’éviter une escalade militaire provoquée par des malentendus, des perceptions erronées ou des erreurs de calcul. Cet effort doit, toutefois, être accompagné par le renforcement de la crédibilité de dissuasion, le respect des doctrines nucléaires et des engagements internationaux, dont la charte de l’ONU. À travers la communication claire et pondérée des lignes rouges et des conditions de l’emploi atomique, la prévisibilité des relations de dissuasion serait renforcée, ainsi que la stabilité stratégique entre les puissances nucléaires. Comme le conflit ukrainien le démontre, les aspects déclaratoires influent fortement dans l’interaction des perceptions de dissuasion et semblent avoir établi, le cas échéant, des limites géographiques (territoire ukrainien), de nature (conventionnelle) et d’intervention militaire étrangère (aide occidentale indirecte). Par conséquent, bien qu’instable, une retenue nucléaire semble avoir été imposée aussi bien à Washington qu’à Moscou en raison des risques d’emploi atomique provoqués par une escalade entre les forces conventionnelles sur le terrain.
La crédibilité de la posture nucléaire et la stabilité des relations de dissuasion
Si la retenue invite à la modération des déclarations politiques au niveau stratégique, elle doit être accompagnée par une sobriété des postures nucléaires au niveau opérationnel, dont l’organisation générale des forces nucléaires, leur déploiement, ainsi que leurs règles et procédures d’emploi. Afin de renforcer la stabilité des relations stratégiques, l’objectif principal de ces efforts reste la crédibilité de la dissuasion et la structuration de postures nucléaires défensives autour du concept de riposte en second. Cela réduit les incitations à une posture nucléaire offensive, qui accepte l’idée selon laquelle un conflit nucléaire peut être contrôlé par l’emploi de bombes tactiques, et qui pourrait créer une spirale d’insécurité entre les États liée à la crainte d’une attaque atomique en premier.