En théorie, Ithacus est un concept technologiquement accessible, parfaitement digne de Robert Heinlein et Starship Trooper. Si, stratégiquement, il peut avoir du sens, il demeure cependant très contraignant au niveau opérationnel. Par exemple, Douglas ne répondait pas clairement aux questions de la vulnérabilité de la fusée lors de sa phase d’atterrissage ou à celles liées à son retour à la base après la mission. Théoriquement, et pour peu que le site d’atterrissage soit sécurisé et proche de la mer, la fusée aurait pu être ravitaillée au sol par les troupes amies avec juste ce qu’il faut de carburant pour lui permettre de réaliser un saut de puce vers un port ami. De là, Ithacus aurait été chargée sur une barge de transport. Reste que faire décoller une fusée depuis une aire non préparée l’expose aux vibrations et au risque de se renverser dans le cratère creusé par ses propres moteurs. À moins de déplacer de lourdes infrastructures de maintenance sur le théâtre des opérations, cela implique également que la fusée soit parfaitement intacte après son déploiement, sans même un impact d’arme de petit calibre. Et, enfin, cela impose comme condition que la victoire militaire soit assurée, et que le terrain conquis soit occupé à moyen ou long terme, tant le processus de rapatriement des fusées s’avère lourd et coûteux.
Une version plus petite et plus pratique, dénommée Ithacus « Junior » a également été envisagée. Elle aurait eu une capacité intercontinentale de 33,5 t ou 260 soldats, avec la possibilité de lancement depuis un porte-avions à propulsion nucléaire. Le carburant aurait ainsi été produit directement en mer grâce à un système d’électrolyse de l’eau. Douglas imaginait alors pouvoir faire décoller deux Ithacus Jr., l’un transportant les troupes, et l’autre leurs équipements. La façon dont les deux fusées seraient ensuite retournées au porte-avions est, là encore, laissée à l’imagination de chacun.
Des contraintes opérationnelles et tactiques importantes
L’un des vaisseaux étudiés pour le Rocket Cargo Vanguard Program est le Starship de SpaceX. Il s’agit d’un vaisseau à deux étages, d’une capacité de 100 à 150 t en orbite basse, et totalement réutilisable. Théoriquement, le vaisseau pourrait donc déployer partout autour du globe, en moins de 60 minutes, une charge utile équivalente à celle d’un avion C‑17. Dans un rapport du 31 décembre 2020, l’US TRANSCOM décrit les usages et inconvénients d’une flotte de Starship militarisés (2). Il cite trois exemples d’usages :
• une méthode alternative de livraison logistique dans le Pacifique ;
• le prépositionnent partout autour du globe des équipements nécessaires à l’établissement d’une base aérienne ;
• le déploiement dissuasif d’une force de réaction rapide utilisable en condition de crise, par exemple au secours d’une ambassade.
Ce dernier cas, peu vraisemblable, n’est pas sans rappeler l’optimisme des années 1960 et le projet Ithacus. Se poser au milieu d’une zone d’interdiction aérienne ou spatiale, et possiblement sous un feu nourri, ne sont que quelques-uns des défis au concept. Même en envisageant un transport uniquement de base à base sans déploiement sur le champ de bataille, afin d’éviter tous les problèmes liés à l’atterrissage et au rapatriement du véhicule, déjà évoqués plus haut, il demeure plusieurs aspects sur lesquels les fusées devront prouver leurs avantages comparatifs face aux avions et aux hélicoptères :
• le transport spatial point à point est essentiellement dans un vide juridique international ;
• la préparation des vaisseaux au décollage, en l’espèce de multiples lanceurs lourds, est un processus lent et incompatible avec une opération commando rapide. Le stationnement d’un vaisseau en orbite polaire dans le cadre d’un renforcement de posture dissuasive serait ici un usage plus pertinent, quoique potentiellement déstabilisateur dans un contexte de tensions internationales ;
• l’atterrissage avec précision d’un vaisseau sur une surface préalablement préparée, sauf conception adéquate : la récupération des premiers étages de Falcon 9 par SpaceX montre qu’atterrir avec précision est possible, mais le problème de la qualité de la zone d’atterrissage demeure ;
• la complexité inhérente d’un vaisseau spatial en comparaison d’un avion pour lequel la logistique et la maintenance sont déjà disponibles et maîtrisées ;
• le retour du lanceur à sa base de départ.
Sur ce point, un calcul théorique rapide (3) semble montrer que le Starship pourrait peut-être revenir à vide à son point de départ, à condition de disposer sur place des 1 200 t de méthane et d’oxygène liquide indispensables à son décollage.