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Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ?

L’un des principaux chantiers capacitaires de l’US Army porte sur le développement des capacités de frappe à longue portée. Elles dépassent le simple renouvellement de l’artillerie, parce qu’elles doivent matérialiser une l’évolution doctrinale, majeure, vers les opérations multidomaines. Mais, ce faisant, les défis techniques s’accumulent, et se couplent aux défis tactiques à proprement parler.

Déjà largement traitées dans DSI(1), les opérations multidomaines ont pour ambition première d’abattre les cloisonnements techniques entre les armées – en termes d’interopérabilité notamment –, mais aussi de permettre la meilleure utilisation conjointe des feux, notamment dans la grande profondeur adverse, contre les dispositifs A2/AD ennemis. Elles ne vont pas sans poser de problèmes institutionnels et d’allocations de moyens ni sans créer de frictions entre les services, notamment au regard de leurs perceptions propres d’un concept qui peut sembler « mou » et mal borné (2). Mais l’enjeu pour l’US Army est bien réel : à bien des égards, il renouvelle l’Airland Battle des années 1980, en cherchant à disposer d’une capacité de ciblage dynamique contre des cibles fixes ou mobiles, dans la profondeur. Du point de vue conceptuel, il s’agit ainsi de pouvoir ouvrir la voie à des conceptions alternant entre interdiction et attaque systémique, au gré des besoins de l’opération, sachant que le concept est taillé sur mesure pour l’engagement de haute intensité contre des compétiteurs pairs.

L’enjeu du C2

Il s’agit également de répondre techniquement à des questions auxquelles l’Airland Battle ne répondait pas totalement et qui auraient pourtant été essentielles à sa concrétisation la plus aboutie. Cela signifie une capacité conjointe et intégrée de planification, dynamique et agrégeant les données issues d’un grand nombre de capteurs, provenant de tous les services, bien plus diversifiés que dans les années 1980, avec un partage intégral des informations et permettant d’obtenir une représentation commune de la situation. Last but not least, il s’agit de le faire dans un environnement particulièrement marqué par les actions cyber et de guerre électronique. Aussi, d’un point de vue capacitaire, le premier défi est d’abord lié aux systèmes de commandement/contrôle (C2) qui ne se « parlent », historiquement, que très peu aux États-Unis. Il ne s’agit pas uniquement de disposer de langages et de systèmes communs, mais aussi de faire en sorte que les bandes passantes soient suffisantes – alors que les volumes de données transférées explosent – et surtout que les communications soient sécurisées sur tous les plans, ce qui est loin d’aller de soi.

Le JADC2 (Joint all domain command and control), interarmées, joue donc un rôle central : approvisionné par les services, c’est la toile nourricière qui permettra de se représenter l’espace de bataille, et d’allouer les ressources pour frapper les cibles. La contribution de l’Army est le projet Convergence et les exercices qui lui sont attachés, qui doit permettre l’intégration de ses capteurs, et les remontées d’informations vers l’échelon supérieur comme les redescentes d’informations depuis celui-ci. Sa traduction matérielle est le système TITAN (Tactical intelligence targeting access node), dont l’objectif est d’accélérer les processus de ciblage. La conception d’un prototype a été confiée en juin 2022 à Raytheon et à Palantir, dans l’attente, l’été prochain, de la sélection d’un seul industriel. Deux variantes seront construites : avancé et basique. Le premier sera installé dans un shelter sur un camion et aura un accès satellitaire, récupérant les données pertinentes provenant de satellites. Le TITAN basique sera destiné à être installé sur des 4 × 4 JLTV. L’effort principal est évidemment logiciel et fait appel à l’intelligence artificielle et au machine learning, sachant que le système sera appelé à évoluer par mises à jour successives. Le système TITAN approvisionnera notamment l’AFADTS (Advanced field artillery tactical data system), qui est le système de commandement d’artillerie commun à l’Army et aux Marines.

Concrètement, ces évolutions dans le C2 ne vont pas nécessairement de soi. Si le JADC2 fournit un cadre structurant et intégrateur pour l’intégration des données provenant de l’ensemble des services, ces derniers doivent réussir cette intégration – un chemin qui sera long. De plus se posent de réelles questions en termes de commandement : les capacités de feu des différents services, par nature très diversifiées, vont encore s’étoffer à l’avenir. Or l’allocation des cibles à tel ou tel système est susceptible de se réaliser à différents niveaux, de sorte que les modalités de commandement s’avéreront décisives pour l’efficacité du multidomaine, mais pourraient également reproduire des rivalités interservices que le multidomaine devait justement aplanir. C’est particulièrement vrai au regard de l’évolution des capacités de feux de l’Army elle-même…

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