Autre victoire : en 2016, la Russie redevient la première puissance exportatrice de blé, détrônant dans ce classement le rival américain qui en était le leader depuis les années 1930. Sur l’échelle longue du temps, il s’agit bien d’une correction, car la moitié des exportations de blé sur la planète, du milieu du XIXe siècle jusqu’à la révolution bolchevique en 1917, était assurée par la seule Russie. Le XXIe siècle rétablit donc une hiérarchie internationale relativement ancienne puisque ces terres russes ont toujours été des greniers pour le monde. Cette force céréalière russe sert à tisser de nouvelles alliances dans le monde, ou à pénétrer des marchés là où Moscou était peu présente. Le blé russe prend d’abord la direction du Proche et du Moyen-Orient : Iran, Liban, Irak et Yémen. Si l’aide militaire a contribué à soutenir le régime alaouite de Bachar el-Assad en Syrie, il faut ajouter le poids des flux céréaliers vers la Syrie pour caractériser la politique russe dans ce pays en guerre civile depuis 2011. Égypte et Turquie ont toutefois représenté 40 % de toutes les exportations russes de blé sur la période 2010-2022. Vers l’Égypte, son client principal, les ventes se sont intensifiées : 6,5 Mt par an en moyenne de 2010 à 2016, puis 8 Mt sur la période 2016-2021. Avec la Turquie, les liens se densifient. Achetant du blé pour le transformer en pâtes ou en farine, afin de les exporter massivement, la Turquie est depuis 2018 le premier client du blé russe. Ce dernier a cependant étendu son terrain de jeu. Au sud de la Méditerranée, il s’est invité aux côtés des ventes d’armes et des mercenaires de Wagner sur le théâtre libyen. Il tente de percer en Algérie, l’un des grands acheteurs de la planète, et commence à penser au Maroc. Vers l’Afrique sub-saharienne, les exportations ont progressé, notamment en Éthiopie, au Soudan, au Nigéria ou encore au Kenya, en Afrique du Sud et au Cameroun. La Russie vend aussi beaucoup de blé en Asie centrale (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Bangladesh) et en Asie du Sud-Est (Vietnam, Indonésie, Philippines). Pour Moscou, ces ventes de blé à l’étranger génèrent des revenus annuels de l’ordre de 10 milliards de dollars en moyenne depuis 2016.
Guerre à l’Ukraine et conflits de narratifs
De 2000 à 2022, la Russie a produit 1340 Mt de blé, soit 90 Mt de plus que les États-Unis et bien davantage que la France (805 Mt). Surtout, le pays a placé un total de 460 Mt sur le marché mondial depuis le début de ce siècle, dont la moitié uniquement sur la période 2017-2022 ! Pour le dire autrement, plus le temps passe et plus les volumes de blé échangés dans le monde sont d’origine russe. Or, si le blé fait la stabilité du monde et permet de bâtir la sécurité alimentaire du plus grand nombre, il peut aussi être instrumentalisé pour en faire une arme de pression massive.
La Russie, dans le contexte de la guerre avec l’Ukraine, ne cesse de jouer ces derniers mois avec ces enjeux pour manœuvrer diplomatiquement. Le Kremlin étatise la filière à domicile en chassant tous les opérateurs étrangers, eux-mêmes soucieux de ne pas y rester, et arsenalise son commerce de blé avec le reste du monde, en menaçant des pays de leur couper le robinet céréalier s’ils étaient tentés de critiquer ou sanctionner la Russie. Les votes ou abstentions de vote à l’ONU depuis février 2022, à propos du conflit en Ukraine, sont plus éclairants si le projecteur est bien placé sur cet arrière-plan alimentaire. À cela s’ajoutent les engrais azotés, dont la Russie est grand producteur-exportateur, et qui complètent souvent les céréales dans le panier des produits stratégiques que Moscou propose à de nombreuses nations de la planète, à commencer par celles du monde arabe ou africain. Sans engrais, les rendements agricoles chutent généralement de moitié. Il faut alors acheter encore davantage sur le marché international pour couvrir ses besoins domestiques. L’inamovible ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, utilise donc bien souvent ces arguments dans ses déplacements au sein du Sud global, c’est-à-dire dans un monde non occidental, pour qui la guerre en Ukraine n’est pas la sienne et qui ne veut pas rompre ses liens avec la Russie. Cette dernière s’évertue même à expliquer, non sans un aplomb démesuré, que c’est grâce à elle que l’Ukraine continue à placer ses grains sur la scène internationale, évitant ainsi une crise alimentaire, poussée et orchestrée par les États-Unis et les Européens. L’accord qui permet depuis août 2022 de sortir des céréales depuis Odessa par la mer Noire, établi sous égide onusienne et turque, est toujours le seul dossier qui lie indirectement Russes et Ukrainiens depuis le 24 février 2022. La prolongation de cet accord, chaque trimestre, demeure soumise au bon vouloir du Kremlin, qui pourtant bombe le torse afin d’expliquer que grâce à la Russie (à la fois ses productions et sa générosité envers ces grains d’Ukraine), le monde dispose de céréales et peut ainsi se nourrir.
Dans cette guerre économique et agricole, une bataille est donc également livrée sur le terrain du narratif et de la communication. La Russie n’en oublie pas le productif et le prospectif. Des moyens financiers importants continuent à être mobilisés pour progresser en matière génétique et agronomique, pour accentuer le développement logistique et pour préparer à plus long terme les espaces sibériens qui, se réchauffant, pourront être mis en culture. La Chine surgit alors, intéressée par ces perspectives lointaines, mais d’ores et déjà active pour y investir. Une Chine dont l’appétit céréalier s’accroît et qui pourrait de plus en plus s’approvisionner en grains russes, surtout si ce commerce s’affranchit des règles géoéconomiques fixées par l’Occident : nouveaux systèmes de paiement pour ne plus dépendre de SWIFT, dédollarisation des échanges, établissement de normes sanitaires et techniques à travers l’Organisation de coopération de Shanghaï, diplomatie alimentaire via le groupe des BRICS appelé à s’élargir… Rien n’est écrit et donc rien ne garantit que la Russie soit demain toujours aussi influente sur la planète agricole. Mais dans l’état actuel des choses, si rien ne change au Kremlin, la détermination à asseoir cette puissance vis-à-vis du monde demeurera. Elle pourrait même se renforcer, au risque d’amplifier la désynchronisation des agendas entre l’Europe et le reste du monde. Face à ce carnivore et ces défis géopolitiques, l’Europe agricole aurait tort de se convertir au véganisme stratégique.
Légende de la photo en première page : Fête de la Récolte sur la place Rouge, le 8 octobre 2019. Le 19 avril dernier, le ministre russe de l’Agriculture a annoncé que la production céréalière du pays devrait atteindre 123 millions de tonnes (Mt) en 2023, dont 78 Mt pour le blé. Si pour ce dernier, cette situation « permet d’assurer pleinement la sécurité alimentaire nationale et de continuer à fournir des produits à nos partenaires étrangers », la Russie pourrait approcher une exportation record de blé en 2023/2024. (© Shutterstock)