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Penser le renseignement. Retour d’expérience : réfléchir ou périr

L’étude de la crise ne pourra prendre tout son sens que si les deux camps sont scrutés. Le RETEX n’est pas seulement une démarche d’introspection, mais bien aussi une véritable évaluation de l’adversaire sous l’angle de ses capacités opérationnelles. Les questions posées sont d’ailleurs, en réalité, assez simples : les difficultés rencontrées sont – elles le fait d’un choc avec un ennemi supérieurement préparé ou révèlent – elles principalement des insuffisances internes : mauvaise doctrine, mauvais commandement, mauvaise coordination, mauvaise communication, mauvaise organisation, moyens peu ou pas adaptés, voire insuffisants ? Les causes d’un échec ne sont jamais uniques et les recenser n’est que le début du processus d’évaluation. Les Cahiers du RETEX (10) et les Lettres du RETEX (11) du défunt Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF) de l’armée de Terre avaient notamment cette fonction et il n’était pas rare qu’ils traitent des méthodes de l’adversaire ou des menaces émergentes. Au sein du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN), par exemple, le Bureau des appuis spécialisés (BAS), placé au sein de l’état – major opérationnel de l’unité, comprend notamment une Cellule de veille stratégique (CVS) qui « concourt à la détection de phénomènes pouvant intéresser l’unité et lui permettre de s’adapter sans cesse à l’évolution des menaces, notamment terroristes (12) ».

Les travaux du Sénat américain conduits à la suite des attentats de Bombay, au mois de novembre 2008, ont un offert un exemple très stimulant de ce que des réflexions opérationnelles pouvaient produire, aussi bien en matière de tactique qu’en matière d’organisation de l’État (13). Des réflexions identiques menées en France à la même époque n’ont pas eu le même effet (14).

Modéliser pour se préparer et anticiper

La rédaction du rapport de retour d’expérience n’est nullement le point final de la démarche, mais seulement l’une de ses principales étapes. Ses conclusions peuvent le cas échéant entraîner des recommandations concrètes, un RETEX sans préconisation étant rarissime. Il est de toute façon inconcevable que l’étude en profondeur des actions menées n’ait pas fait apparaître en creux les axes de progression à suivre.

Si le travail a été réalisé avec rigueur et ambition, il a de surcroît nécessairement amélioré les connaissances au sujet de l’adversaire. Par effet miroir, le RETEX, conçu à l’origine comme un outil d’autoévaluation, peut ainsi fournir de l’adversaire – qu’il s’agisse d’une force régulière, d’un service de renseignement, d’une guérilla ou d’un groupe criminel – une image fidèle de ses modes opératoires, de ses moyens et de ses choix. Chaque analyste devrait donc avoir accès aux retours d’expérience de son service, dans le respect des règles de cloisonnement, afin d’y trouver une vision distanciée des organisations qu’il contribue à combattre et d’en nourrir ses réflexions.

En dressant un inventaire clinique des défaillances, le RETEX permet d’établir deux tableaux de bord : celui du Service, mais aussi celui de l’organisation ou du phénomène qu’il a affrontés. Ces deux tableaux, correctement utilisés et associés, sont susceptibles d’offrir des indicateurs d’une grande pertinence, d’une part au sujet de la façon dont le service de renseignement dépasse ses difficultés et ses insuffisances – les unes et les autres parfaitement documentées –, et d’autre part concernant son adversaire, dont le fonctionnement et les méthodes sont désormais mieux connus.

Ainsi, en plus de conclusions et de préconisations, le RETEX offre l’opportunité de créer un dispositif prédictif : chacune des défaillances observées au sein du Service et chacune des caractéristiques opérationnelles de son adversaire deviennent de véritables voyants, des signaux de panne ou d’alerte. Six mois ou un an après le RETEX, ces indicateurs peuvent à la fois servir à évaluer les progrès réalisés par le Service (ou du moins à s’assurer que les conclusions ne sont pas restées lettre morte) et contribuer à évaluer avec une acuité accrue la menace représentée. La convergence de ces signaux peut même permettre d’identifier la persistance d’anciennes vulnérabilités (insuffisances opérationnelles, déficit en matière de formation, etc.) et l’émergence de nouvelles tout en signalant l’évolution des capacités opérationnelles de l’adversaire.

Loin d’être un document figé rapidement oublié, le RETEX doit créer une dynamique, appeler des corrections ou des ajustements. La précision et la pertinence de ses constats en font un outil puissant au service d’une vision et d’une ambition d’efficacité accrues. Il requiert une grande maturité, mais doit être perçu comme un travail indispensable aux conséquences organisationnelles et opérationnelles essentielles et durables. 

Notes

(1) « La Réponse de l’État face au terrorisme », sur le site de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) : https://​www​.dgsi​.interieur​.gouv​.fr/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​a​-​d​g​s​i​/​n​o​s​-​m​i​s​s​i​o​n​s​/​l​u​t​t​e​-​c​o​n​t​r​e​-​t​e​r​r​o​r​i​s​m​e​-​e​t​-​e​x​t​r​e​m​i​s​m​e​s​-​v​i​o​l​e​n​t​s​/​l​a​-​r​e​p​o​n​s​e​-​d​e​-​l​e​tat

(2) Après la transformation de la CNR en CNRLT, au mois de juillet 2017, la publication du PACT marqua la fin du gel des réformes de fond qui fut la marque de l’ère Cazeneuve au ministère de l’Intérieur.

(3) « Attentats de Paris. Valls et Cazeneuve défendent les services », Reuters, 17 novembre 2015.

(4) Cf. sur ce point le post de Michel Goya sur son blog La Voie de l’épée et le concept de « défaite intellectuelle » : « Une brève histoire du retour d’expérience », 10 juin 2019 (https://​lavoiedelepee​.blogspot​.com/​2​0​1​9​/​0​6​/​u​n​e​-​b​r​e​v​e​-​h​i​s​t​o​i​r​e​-​d​u​-​r​e​t​o​u​r​-​d​e​x​p​r​i​e​n​c​e​.​h​tml).

(5) Cf., par exemple, le déni soviétique face aux préparatifs du IIIe Reich au printemps 1941 : Simon Sebag Montefiore, Staline. La cour du Tsar rouge, Éditions des Syrtes, Genève, 2005.

(6) Cf. le site du ministère : https://​sante​.gouv​.fr/​I​M​G​/​p​d​f​/​g​u​i​d​e​_​r​e​t​e​x​_​b​d​.​pdf, 12 novembre 2019.

(7) La tentation peut cependant être grande, pour éviter les crises internes dans des services qui viennent d’être éprouvés, de diffuser des rapports subtilement édulcorés.

(8) Rattachée, comme l’Académie du renseignement (ACADRE), aux services de la Première ministre, l’ISR, créée en 2014, est étroitement liée à la CNRLT, qui assure son secrétariat, cf. Décret no 2014-833 du 24 juillet 2014 relatif à l’inspection des services de renseignement.

(9) Certains services réalisent des RETEX après des crises invisibles aux yeux du public, mais qui ont nécessité des mobilisations de moyens et de personnels et des prises de risques opérationnelles.

(10) Cf. https://​www​.​c​-dec​.terre​.defense​.gouv​.fr/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​f​r​/​r​e​t​e​x​-fr.

(11) Cf. https://​www​.​c​-dec​.terre​.defense​.gouv​.fr/​i​n​d​e​x​.​p​h​p​/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​f​r​/​a​r​c​h​i​v​e​s​/​3​5​-​p​e​r​i​o​d​i​q​u​e​s​/​1​8​0​-​l​e​t​t​r​e​-​d​u​-​r​e​tex.

(12) « État-major opérationnel, la tour de contrôle des opérations », sur le site de la Gendarmerie nationale (https://​www​.gendarmerie​.interieur​.gouv​.fr/​g​e​n​d​i​n​f​o​/​d​o​s​s​i​e​r​s​/​g​i​g​n​-​3​.​0​/​e​t​a​t​-​m​a​j​o​r​-​o​p​e​r​a​t​i​o​n​n​e​l​-​l​a​-​t​o​u​r​-​d​e​-​c​o​n​t​r​o​l​e​-​d​e​s​-​o​p​e​r​a​t​i​ons).

(13) Le texte des auditions organisées par le Homeland Security and Governmental Affairs Committee le 8 janvier 2009 est disponible ici : https://​www​.govinfo​.gov/​c​o​n​t​e​n​t​/​p​k​g​/​C​H​R​G​-​1​1​1​s​h​r​g​4​9​4​8​4​/​h​t​m​l​/​C​H​R​G​-​1​1​1​s​h​r​g​4​9​4​8​4​.​htm.

(14) Yves Trotignon, « À la recherche du temps perdu : de Mohamed Merah au Bataclan », The Conversation, 8 novembre 2017(https://​theconversation​.com/​a​-​l​a​-​r​e​c​h​e​r​c​h​e​-​d​u​-​t​e​m​p​s​-​p​e​r​d​u​-​d​e​-​m​o​h​a​m​e​d​-​m​e​r​a​h​-​a​u​-​b​a​t​a​c​l​a​n​-​8​6​432).

Légende de la photo en première page : Le RETEX est au cœur des logiques d’apprentissage institutionnelles. Passer outre ne permet que rarement de s’améliorer. (© Drop of Light/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°166, « Guerre en Ukraine : la défense sol-air de Kiev », Juillet-Août 2023.
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