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La Chine, championne de la transition énergétique ?

Ensuite, depuis l’an 2000, le pays a connu la progression la plus rapide en matière nucléaire, multipliant par dix le nombre de ses centrales. Avec seulement trois réacteurs en opération tout au long de la décennie 1990 (dans le Zhejiang et le Guangdong), ses capacités de production électronucléaire ont été multipliées par vingt entre 2002 et 2022. La concentration des unités thermonucléaires dans les provinces côtières répond à un double raisonnement : la proximité avec les zones de consommation où la demande énergétique est la plus forte et un accès facilité à des réserves en eau (fleuves ou mers) pour alimenter le circuit de refroidissement dans une centrale. Les réacteurs à eau pressurisée constituent la technologie nucléaire sur laquelle la RPC a concentré ses efforts d’innovation pour en améliorer les standards de performance et de sécurité.

L’extension de la flotte en Chine a reposé largement sur une technologie transmise par les Européens (Areva, ex Framatome), un réacteur de troisième génération (réacteur pressurisé européen — EPR). L’une des principales compagnies du secteur, la China general nuclear (CGN) a donc « endogénéisé » cette technologie pour fabriquer les réacteurs CPR-1000. Correspondant également à une version hybride et sinisée d’un réacteur américain et de l’EPR français, le Hualong-1 représente aujourd’hui le fer de lance de la stratégie nucléaire civile chinoise car ce modèle (avec des composantes conçues en Chine) s’impose en-dehors du territoire national (Pakistan et Grande-Bretagne notamment).

Parmi les types de réacteur en construction sur le sol chinois, on trouve aussi la technologie russe VVER. La Russie et la Chine ont développé une industrie nucléaire qui leur permet d’occuper une position dominante dans la géopolitique de l’atome. Beijing et Moscou considèrent que le nucléaire, en raison de sa finalité duale (civile et militaire), est ce qui donne à leur pays leur statut de grande puissance. Outre les échanges dus à l’installation des réacteurs VVER en Chine, la coopération sino-russe porte sur le secteur de l’enrichissement d’uranium. Enfin, une nouvelle famille de réacteurs chinois (CAP1400) a été développée, dont la vocation est clairement tournée vers l’export. À cela s’ajoutent l’essor des petits réacteurs modulaires, des technologies capables de combiner une production d’électricité nucléaire, un déploiement plus rapide que les centrales classiques et un moindre coût. Dans un contexte d’électrification de nombreux usages, ces technologies sont à la base d’une coopération entre la RPC et les États du Golfe persique dans le cadre de programmes de désalinisation de l’eau (5).

Techno-nationalisme et stratégie d’investissements dans les renouvelables

Les technologies bas-carbone — notamment leur exportation dans les pays en développement — sont devenues un instrument privilégié de la politique internationale chinoise mais jouent également un rôle clé dans la décarbonation du mix énergétique. Qu’il s’agisse de l’éolien ou du solaire, les transferts de technologie à la fin des années 1980 ont été indispensables pour la Chine afin qu’elle diversifie son système énergétique. Des similarités apparaissent dans la manière dont le pays a acquis un savoir-faire technologique dans le secteur du nucléaire. Justifié dans les discours par une volonté d’efficacité énergétique (néngxiào(6), le développement des énergies décarbonées en Chine est le marqueur d’une ambition techno-nationaliste — c’est-à-dire la revendication du développement autonome et indépendant de leurs capacités technologiques — incarnée dans le plan « Made in China 2025 », publié en 2015.

C’est sur cette notion d’efficacité que Xi Jinping axe son argumentaire sur la stratégie d’innovation scientifique car la « révolution énergétique » qu’il appelle de ses vœux se réalise aussi — et peut-être surtout — sur le terrain technologique. Le secteur des transports compte parmi les 10 secteurs clés du « Made in China 2025 ». L’électrification du parc automobile et le développement des nouvelles mobilités représentent des piliers sur lesquels la RPC compte réaliser son double objectif de réduction de GES. Le document officiel met également en avant une « ingénierie de production verte » (lǜsè zhìzào gōngchéng) qui implique entre autres l’amélioration de l’efficacité énergétique, la conservation de l’eau, le contrôle de la pollution, ou encore des économies d’énergie et la protection de l’environnement.

Le techno-nationalisme au XXIe siècle est défini par Robert Manning comme « un ensemble de politiques industrielles visant à l’autosuffisance, en cultivant des “champions nationaux” dans les secteurs de la technologie tout en freinant la concurrence étrangère au moment où une nouvelle ère de technologie de pointe se déploie » (7). Dans les domaines stratégiques comme ceux de l’éolien et du solaire, les entreprises chinoises — Guodian, Huaneng, Datang, Goldwind, etc. — sont ainsi devenues des acteurs essentiels de la transition énergétique du pays.

Les 12e et 13e plans quinquennaux (2011-2015 et 2016-2020) ont acté la stratégie de la RPC de faire des EnR des pôles d’investissements majeurs. Créées pour la plupart dans les années 1990, des entreprises chinoises se sont ainsi spécialisées dans les technologies bas-carbone et d’efficacité énergétique et en sont devenues pour certaines, telles que Goldwind et Guodian dans l’éolien, des leaders mondiaux. Goldwind a bénéficié d’un transfert de technologie de la compagnie danoise Vestas, qui installe en 1986 la première éolienne à grande échelle en Chine. Trois ans plus tard, Goldwind fait importer du Danemark 13 éoliennes d’une capacité de 150 kilowatts pour créer le plus vaste parc éolien en Chine à cette époque, à Dabancheng (Xinjiang), au sud-est d’Ürümqi. La logique d’endogénéisation de Goldwind l’a ensuite conduit à acheter en 1996 un brevet à une entreprise allemande, Jacobs Energie, pour fabriquer en Chine des modèles de turbines de 600 kilowatts (8). Lorsqu’elle acquiert, en 2008, 70 % des parts de la société allemande Vensys, l’entreprise chinoise approfondit un partenariat débuté cinq ans plus tôt et se familiarise, simultanément, avec la technologie de turbine à entraînement direct qui offre des avantages en termes de rendement par rapport aux modèles classiques de boîte de vitesses.

Les investissements chinois dans la transition énergétique ont été multipliés par plus de vingt en une décennie, passant de 9,3 milliards de dollars américains en 2006 à 266 milliards en 2021 (135 milliards de dollars en 2020) (9). Ces efforts financiers portent sur les EnR, le stockage de l’électricité, l’électrification des transports et du chauffage, le nucléaire, l’hydrogène ainsi que sur les techniques de capture et de séquestration de carbone. Les États-Unis, quant à eux, pourtant deuxième investisseur mondial, ont consacré « seulement » 114 milliards de dollars en 2021 ; et les pays de l’Union européenne 154 milliards. Les budgets des transitions énergétiques chez les voisins de la Chine paraissent en comparaison limités : 26 milliards de dollars au Japon, 14 milliards en Inde et 13 milliards en Corée du Sud en 2021.

Cette dynamique d’investissements croissants participe ainsi d’une tendance globale en ce début du XXIe siècle. La Chine a pris conscience que le coût associé aux EnR a drastiquement diminué en raison des progrès technologiques et des économies d’échelle réalisés, et que ce secteur est devenu une industrie stratégique et globale. Intimement liée à ses ambitions techno-nationalistes, la possession des métaux et minerais critiques (10), ainsi que ses capacités de production et de raffinage, placent la Chine comme un acteur incontournable dans la transition énergétique mondiale.

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