Les conflits récents, du Yémen à l’Ukraine en passant par le Haut-Karabagh, ont vu réapparaître les mines antipersonnel, dont la disparition semblait atteignable après l’adoption de la convention d’Ottawa en 1997. Malheureusement, les mines sont toujours d’actualité dans les pays en guerre, et elles prennent même de multiples formes aujourd’hui. Quelles en sont les raisons ? Sont-elles un si bon choix pour les militaires ? Quel est leur coût réel ?
Les mines antipersonnel peuvent être considérées comme l’arme du pauvre. Leur production est assez simple et a un coût dérisoire par comparaison à des matériels plus sophistiqués, ce qui explique qu’elles soient facilement choisies. Elles peuvent bloquer très efficacement – au moins à court terme – les manœuvres des forces adverses, notamment quand le défenseur est en position d’infériorité, sur de vastes zones. Il n’est donc pas surprenant qu’elles aient été produites à des centaines de millions d’exemplaires au XXe siècle.
Toutefois, ce choix ne prend pas en compte le vrai coût de telles armes pour la société. Contrairement à d’autres matériels militaires, une fois posées, les mines ne peuvent pas être facilement déplacées ou supprimées. Le déminage est une opération beaucoup plus coûteuse et laborieuse que la fabrication et la mise en place des mines. Au mieux, elles permettent une défense statique, mais sous la forme d’un déni d’accès sur une zone donnée qui peut d’ailleurs se retourner contre ceux qui les ont installées.
Un terrain miné a de fortes chances de le rester pour des années, voire des décennies, au détriment de la vie des populations locales et du développement des régions concernées. Les mines ont un impact sur les populations bien longtemps après que la guerre a cessé. Faut-il rappeler que les mines tuent ou blessent quelque 6 000 personnes chaque année, dont plus de la moitié sont des enfants ? Il faut garder en tête que, selon une étude publiée en 2005 sur le déminage au Cambodge, un kilomètre carré contaminé tuerait ou blesserait une personne chaque année pendant vingt ans.
Un matériel militaire doit avoir un effet proportionné par rapport à l’effet recherché afin d’être acceptable. La maîtrise de la violence est au cœur de la légitimité de la force armée. Cette maîtrise se matérialise par la puissance d’un matériel, par exemple une charge explosive, mais aussi par les effets durables de son utilisation. Ces principes sont le fondement du droit humanitaire international définissant les principes que doivent suivre les armées dans les conflits.
Il est important que les matériels militaires ne détruisent pas le théâtre d’opérations ou, tout du moins, qu’ils ne le rendent pas durablement inexploitable. Plus un matériel militaire a des externalités négatives, moins il peut être socialement acceptable. En économie, certaines activités ont des impacts (positifs ou négatifs) qui ne sont pas intégrés dans les coûts de production ou la valeur marchande du produit. Les mines antipersonnel en fournissent une parfaite illustration.
Les externalités négatives ont des conséquences sur la société qui ne sont pas prises en compte dans le calcul économique des agents, car elles peuvent ne pas les impacter directement ou ne pas être immédiatement visibles. De ce fait, ces agents ne tiennent pas compte de ces dommages collatéraux dans leurs décisions, notamment lorsqu’ils doivent choisir entre des solutions alternatives évaluées prioritairement par rapport à leur prix ou, dans le cas d’un armement, de leur efficacité militaire immédiate. Cette absence de prise en compte peut aboutir à des choix socialement sous-optimaux.
Bon marché à produire, chaque mine requiert beaucoup de temps et d’efforts pour être identifiée et éradiquée. Il faut en moyenne dépenser 6 285 dollars pour identifier et supprimer chaque engin explosif selon le GICHD (Geneva International Centre for Humanitarian Demining), alors qu’un tel engin peut coûter trois dollars à fabriquer pour les modèles les plus simples ou seulement quelques dizaines de dollars pour des systèmes plus sophistiqués. Cette forte asymétrie entre coût apparent et coût réel pour la société explique l’absence de prise en compte des externalités de telles armes.

Cette différence s’explique par le fait que l’activité de déminage est une tâche dangereuse et technique qui doit souvent être accomplie dans des conditions difficiles, notamment en raison de terrains complexes ou peu accessibles, et sur de vastes zones. Le déminage prend donc beaucoup de temps, d’autant plus que les budgets disponibles sont bien en deçà des moyens requis pour pouvoir traiter les zones contaminées.
Un démineur traite en moyenne une surface de 44 m² par jour selon le GICHD. De ce fait, il faut souvent des décennies pour parvenir à nettoyer les zones minées… si tant est qu’une action soit engagée en ce sens. En 2021, seuls 132 km² ont été déminés, ce qui ne représente qu’une petite partie des zones contaminées qui concernent 56 pays, souvent en voie de développement et qui n’ont pas les ressources pour cela malgré des dizaines de millions de mines encore déployées. Ce rythme de déminage est à comparer avec les 174 000 km2 contaminés par des mines et débris explosifs depuis un an, selon le ministère ukrainien des Affaires étrangères.
Peu d’acteurs sont prêts à payer pour le déminage. Pourtant, les rares études économiques sur sur cette opération montrent à quel point elle est bénéfique. Le retour à la vie normale des populations locales favorise la pacification des régions concernées en restaurant des conditions de vie décentes. Il ressort d’une étude récente prenant l’exemple de la Colombie que chaque dollar dépensé pour le déminage rapporte sept dollars en retour (2).