Or, même dans ces régions qui ont appartenu à son empire colonial, l’influence de la France est désormais en déclin. Dix ans après son opération militaire au Mali et l’accueil triomphal réservé au président François Hollande à Bamako, la France a dû quitter le pays en 2023 sous les slogans anti-français. L’opération « barkhane » a été arrêtée, et le dispositif militaire français dans la région est allégé. Malgré un investissement diplomatique énorme en faveur du pays du Cèdre, la France n’a réussi ni à sortir le pays de son impasse institutionnelle dans les années 2007-2008, ni à réformer son système politique comme elle s’était engagée à le faire après l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Enfin, les relations, à l’été 2023, sont au plus bas avec les pays du Maghreb, d’importance vitale compte tenu des populations issues de ces pays sur le territoire hexagonal, et des échanges économiques. L’Algérie repousse régulièrement les tentatives françaises de remettre à plat sa relation avec elle. Les brouilles avec le Maroc se multiplient dangereusement : affaire d’espionnage Pegasus, diminution du nombre de visas accordés par Paris, non-reconnaissance par la France de la marocanité du Sahara occidental (reconnue par l’administration Trump aux États-Unis fin 2020)… En afrique, la concurrence chinoise, russe mais également turque ou marocaine a largement dépassé le levier que la France pouvait encore y actionner [voir p. 69].
Une concurrence bien en place
Au-delà des annonces faites pour intégrer la question de l’influence dans la réflexion stratégique, de quels moyens concrets la France dispose-t-elle ?
Car en matière d’influence, tout est question de moyens. Une telle politique a un coût. Les États-Unis ont consacré des milliards de dollars aux agences « d’information », aux médias internationaux (comme Voice of America ou Radio Free Europe), à l’aide au développement, aux programmes d’invitation de personnalités d’avenir. La Russie a payé pour acheter des loyautés, développer des médias (Russia Today, Sputnik…) (3), organiser des événements pour rassembler des élites étrangères (le Club Valdaï). La Chine ne lésine pas sur les moyens pour se doter d’un nouveau « soft power », orchestré par l’administration du Front Uni, organisme chargé de ces questions. La Turquie a son administration des affaires religieuses (Diyanet İşleri Başkanlığı) et investit aussi bien dans les séries télévisées destinées aux pays de la Méditerranée que dans la présence économique et éducative en afrique, la présence militaire en Somalie, au Qatar ou en Libye. Le Qatar finance des réseaux religieux et culturels, se lance dans le mécénat artistique, les chaînes et clubs de sport, les investissements multiples, et dispose depuis plusieurs années de son média d’information global Al-Jazeera, décliné en sous-produits comme AJ+, destiné aux jeunes, en plusieurs langues, et qui développe un discours communautariste. La Corée du Sud entretient soigneusement son image grâce à des produits culturels et au succès de ses entreprises. Les pays de petite taille ne sont pas absents : Bahreïn envisage d’ouvrir plusieurs dizaines de nouvelles ambassades, le Rwanda a une stratégie de présence africaine mais aussi au sein des organisations internationales, comme dans les opérations de maintien de la paix onusiennes. Tout cela a un coût. Variable en fonction des ressources, mais un coût tout de même, qui nécessite des arbitrages dans l’allocation des budgets.
Une méthode à préciser, des moyens à augmenter
Et la France ? Plusieurs choix ont été faits depuis longtemps, qui ne vont pas nécessairement dans le sens d’une politique d’influence efficace, et qu’il s’agit donc de revoir [voir p. 64]. Le choix d’un réseau diplomatique universel (160 ambassades et environ 17 représentations multilatérales) amène parfois à réduire la présence dans certains pays à la portion congrue : ne faut-il pas regrouper avec davantage de moyens, plutôt que saupoudrer, sans marge de manœuvre pour agir sur place ? La question est posée. Le choix du culturel, ensuite, pour assurer le « rayonnement », un terme que les décideurs français apprécient, mais qui ne signifie pas influence : il ne s’agit pas de faire reconnaître notre brio culturel, mais d’obtenir des changements de comportement concrets de la part d’acteurs tiers, dans un sens favorable à nos intérêts. Or, comment transformer un lien culturel (francophonie, admiration pour la littérature ou la culture française…) en soutien politique ? Les États-Unis, dans la guerre froide, étaient parvenus à convaincre des élites de la nécessité de défendre la culture libérale et démocratique américaine, ou à convaincre des opinions internationales de l’existence d’un rêve américain. La Russie était parvenue, jusqu’en 2022 au moins, à jouer sur une certaine fascination pour une culture, une société et parfois la défense de la chrétienté, afin de générer de l’adhésion politique au conservatisme social poutinien et à sa volonté de changer l’ordre mondial. On voit aussi comment l’adhésion à des valeurs culturelles et religieuses suscite un soutien à la politique turque de Recep Tayyip Erdoğan.
Les admirateurs de Hugo ou de Balzac, les amoureux de la tour Eiffel ou de la côte d’Azur, se soucient-ils de l’avenir de la Nouvelle-Calédonie dans un environnement sous pression chinoise, ou de la défense de la démocratie libérale en Europe ? La culture ne fait pas automatiquement l’influence. Surtout, deux améliorations sont nécessaires. La première est d’ordre conceptuel, la seconde concerne l’instrument d’action lui-même. Sur le plan conceptuel, il faut sans doute mieux définir l’influence et les objectifs d’une politique en la matière. Cet effort de définition reste largement inachevé. L’influence a au moins trois composantes, à rendre complémentaires entre elles :
• Elle consiste d’abord en une capacité de séduction et d’attraction d’un modèle : c’est là plutôt le rôle de la Direction générale de la mondialisation, de la culture, de l’enseignement et du développement international, au Quai d’Orsay.
• Elle consiste ensuite en une capacité à placer des relais dans les postes stratégiques, à l’étranger et principalement dans les organisations internationales. La Délégation aux fonctionnaires internationaux (DFI) mais également un travail de veille de tout notre réseau diplomatique peut y contribuer.
• Enfin, il s’agit de lutter contre les fausses informations, ingérences et manipulations venues de l’extérieur, peut-être aussi de se doter soi-même d’une capacité contre-offensive en la matière. C’est sans doute ce que le président de la République avait en tête en présentant la nouvelle revue nationale stratégique, après les déboires français au Sahel.
Trois axes d’effort, trois métiers et savoir-faire différents, qu’il est important de distinguer, plutôt que d’invoquer abstraitement « l’influence ». L’influence, d’ailleurs, ne se décrète pas, ni ne s’affiche. N’est-il pas maladroit de nommer explicitement « influence » les nouvelles directions administratives chargées de ces questions ?
L’outil d’action extérieure
Emmanuel Macron, dans la foulée du rapport des États généraux de la diplomatie rendu public en mars 2023, a annoncé une augmentation des effectifs diplomatiques (700 emplois sur quatre ans) et des crédits (20 %, à 7,9 milliards d’euros). Mais le Quai d’Orsay avait diminué son budget de 20 % depuis 1991, et même, dans certains secteurs, de 50 % entre 1986 et 2016 (4). Nous sommes dans un monde où la Chine finance la construction de l’académie diplomatique tunisienne, où l’académie diplomatique indienne forme 700 diplomates étrangers chaque année, et la Turquie 250. Pékin a ouvert 12 postes supplémentaires entre 2016 et 2021, New Delhi 11, Tokyo 26 et Ankara 21, surtout en Afrique. L’abandon du corps diplomatique, qui a fait bouillir les diplomates français en 2022-2023, ouvre le jeu du recrutement mais fait craindre une baisse de niveau, faisant de la France la seule grande puissance sans corps diplomatique dédié. Or, la diplomatie est un métier, rétorquent les agents du Quai : on ne passe pas de la politique publique de la sécurité routière à l’ambassade de France à Moscou.