La contre-performance russe masque aussi les performances réelles de plusieurs capacités – que l’on a parfois tendance à déconsidérer. Quels pourraient encore être les avantages comparatifs russes, d’un point de vue matériel et stratégique ?
Ils sont probablement peu nombreux. Résumons le rapport de force. Les troupes ukrainiennes ont tout d’abord un inestimable ascendant moral sur leurs adversaires, même si ces derniers, lorsqu’ils sont bien appuyés par leur puissance de feu, peuvent être très décidés. Les forces ukrainiennes ont aussi l’avantage quantitatif, non seulement en matière d’effectifs, mais aussi, depuis la fin de l’année dernière, en ce qui concerne les armes lourdes, à l’exception de l’artillerie dans la mesure où celle d’origine soviétique dispose de trop peu de munitions pour être très efficace. En ce qui concerne les matériels russes, rappelons que seule une fraction des énormes stocks hérités de la guerre froide en chars, blindés et pièces d’artillerie est réellement restaurable et qu’elle est déjà très largement entamée. Ensuite les usines russes, même si elles fonctionnent à pleine cadence, ne peuvent au mieux que compenser les pertes au combat et celles liées à l’usure opérationnelle de ces équipements. Pour les chars, on prête aux quatre manufactures russes une capacité mensuelle à fabriquer moins de 20 engins neufs et à en restaurer au mieux une centaine stockée. Les estimations du renseignement américain divulguées il y a quatre mois dénombrant à peine plus de 400 chars sur le théâtre (contre plus de 500 en casernes, donc certainement indisponibles) dépeignent sur ce plan un déséquilibre plus marqué encore que celui que nous avions mis en exergue dans notre étude. De fait, témoignant de cette raréfaction, le taux de perte russe a baissé à quelques dizaines d’engins par mois depuis la fin de 2022 (auxquels il faut rajouter probablement les dizaines d’autres perdus par usure). Et que dire de l’artillerie ? Le rationnement en munitions est permanent depuis des mois et plus de deux tiers des pièces en unités étaient, semble-t‑il, en garnison il y a quatre mois (là encore selon le renseignement américain) témoignant d’une usure accélérée des canons. Pour compenser cet effondrement des capacités organiques d’avant-guerre (centrées sur les canons automoteurs de 152 mm) et maintenir une puissance de feu encore salvatrice là où elle est concentrée, les Russes font flèche de tout bois : utilisation massive des chars en tirs indirects, engagement d’un plus grand nombre de canons tractés, de mortiers lourds et d’automoteurs de 122 mm. Cette restauration de stocks de matériels de plus en plus anciens du côté russe contraste avec la montée en gamme des moyens ukrainiens du fait des livraisons occidentales. L’écart ne cesse de se creuser sur le plan qualitatif.
Dans ce contexte, les Russes ont sans doute encore quelques avantages. Combinés aux énormes travaux de contre-mobilité, ils permettent à leurs lignes de défense de ne pas être percées après un mois de contre-offensive, au prix de pertes lourdes et d’un engagement déjà important de leurs réserves. Le premier est celui de la puissance de feu de cette artillerie à courte portée que complètent les munitions maraudeuses à des allonges un peu supérieures. Les Russes parviennent encore à réaliser des complexes reconnaissance-feu efficaces là où ils concentrent leurs efforts et où leurs unités sont suffisamment compétentes pour combiner leurs feux avec une maîtrise accrue des drones. Cette capacité reste cependant liée à la disponibilité en munitions, très incertaine. Le second serait celui de la guerre électronique. Cette dernière perturbe certains des systèmes de transmission ukrainiens (y compris, semble-t‑il, le fameux Starlink depuis l’automne) et, surtout, crée une attrition phénoménale dans les inventaires de minidrones, que les Ukrainiens peineraient à remplacer. Ces derniers montent d’ailleurs en gamme en la matière pour se prémunir contre ce brouillage, ce qui constitue une tendance naturelle dans l’évolution de ces équipements anticipée bien avant le conflit. Enfin, même si elles ont fait montre d’une piètre efficacité en matière tant de ciblage à distance de sécurité que d’interdiction ou d’appui, les VKS disposent d’une supériorité technologique et numérique qui leur permet, conjointement avec une défense aérienne restant dense, d’empêcher la force aérienne ukrainienne d’appuyer notablement la campagne en cours.
Rétrospectivement, comment regarder la performance de l’armée russe au regard des débats stratégiques de ces trente dernières années ? Une incapacité à prendre en compte les leçons en matière d’importance du renseignement ou encore d’un corps de soldats professionnels incluant une solide part de sous-officiers ?
Ses performances désastreuses sont d’abord la conséquence d’un niveau d’intensité auquel sa modernisation ne la préparait pas et dont le caractère incomplet aggrava jusqu’à la rupture ses déséquilibres. L’armée russe, au contraire de la masse que l’on a pu lui prêter, était un compromis entre l’héritage matériel et conceptuel soviétique qu’elle a cherché à conserver et la réalité technique, humaine et financière d’un instrument dévasté par la décennie noire des années 1990. La solution russe à ce problème fut de chercher à limiter activement le spectre des conflits auquel son armée devrait se confronter, c’est-à‑dire en sanctuarisant l’espace postsoviétique, son « étranger proche », qu’elle percevait comme son glacis sécuritaire et le ressort de sa puissance. Ce pari n’était pas uniquement politique, mais ébauchait une théorie de la dissuasion combinant « mesures non contraignantes » (diplomatie, désinformation, subversion) avec l’attirail cinétique et électronique à même d’endiguer la puissance et, par là, l’influence occidentale en ciblant sa supériorité dans les domaines intimement liés des frappes en profondeur et de l’information. Concrètement, l’armée russe évida ses éléments de mêlée au profit de ses systèmes antiaériens, de guerre électronique, balistiques et aériens, conventionnels et nucléaires, capables de dissuader l’Occident d’intervenir. Moscou envisageant une guerre « sans contact » à la manière d’un vaste jeu de contre-batteries à l’échelle stratégique, son armée de terre n’intervenait plus dans ce schéma que pour « parfaire » le coup préparé par l’isolement du pays cible.