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Quelle évolution pour les opérations militaires en ukraine ?

Le modèle, semblant fonctionner en Ukraine en 2014 et en Syrie, a alors conduit à un impensé, à une décorrélation des plans de frappe de leurs effets opérationnels, qui conduisit les Russes à surenchérir technologiquement (hypersonique, drones lourds, etc.) et à accroître la centralisation, en fait la microgestion de l’état-­major général. Le choc, la sidération d’un adversaire par les frappes lors de la « période initiale de la guerre », ne semblait pas requérir de mûrir une planification et une intégration supérieure des forces. Leur rénovation était donc repoussée à l’horizon 2030 tout autant que la réactualisation de leurs schémas d’opérations vaguement décrits comme « stratégiques dans le théâtre d’opération militaire ». Tout obsédée qu’elle était par son grand jeu avec l’Occident, la Russie ne se rendit donc pas compte qu’elle développait un modèle d’armée certes intimidant, mais sans résilience, car sans alternative à l’échec de ses premières salves.

L’armée russe peut-elle connaître une éventuelle remontée en puissance dans les années à venir ?

C’est tout à fait possible… dans les hypothèses où les institutions russes ne connaîtraient pas un délitement. Il faut alors bien distinguer les cadres stratégiques plausibles de cette remontée en puissance, qui passent plus précisément par la poursuite ou non des hostilités.

Dans la situation d’une prolongation de l’agression sur plusieurs années, cette remontée en puissance paraît pour le moins difficile. Officiellement, les annonces de plans se succèdent depuis un an, tant sur la fabrication d’équipements que sur le format des forces russes, lequel doit passer de 1,15 à 1,5 million d’hommes en 2026. Cela étant, comme Pavel Luzin de la Jamestown Foundation l’explique, les statistiques industrielles publiées par les Russes eux-­mêmes n’accréditent en aucune façon un accroissement sérieux de la production de matériel et de munitions, sans même parler d’une quelconque transition vers une « économie de guerre » (5). Ce que tend à confirmer le suivi des pertes en équipements sur le champ de bataille concernant désormais principalement le matériel restaurable (chars T‑80BV, automoteurs anciens, pièces tractées, etc.).

Sur le plan humain, le ministère de la Défense semble user de tous les expédients pour recruter plus d’hommes, sans recourir à une nouvelle phase de mobilisation qui serait impossible à équiper, à encadrer et à entraîner correctement. Or les volontés font défaut. Le département de la mobilisation de l’état-­major russe a lui-­même reconnu que Moscou n’avait enregistré en 2022 que 17 000 volontaires sur le portail du service unique de recrutement mis en place au moment de la mobilisation partielle, soit sur le dernier trimestre de l’année (6). Le rapport présenté publiquement par Sergueï Choïgou à Vladimir Poutine le 22 juin évoque 114 000 recrutements (dont une part majeure relève en réalité de la reconduction automatique de contrats, selon Luzin) et 52 000 « volontaires » (en fait la contractualisation des sociétés militaires privées qu’a occasionnée le coup de force d’Evgueni Prigojine). Lors du même meeting, le ministre a annoncé plusieurs unités en cours de constitution : cinq régiments (« armés à 60 % »), un corps et une armée combinée de petite taille que les observateurs estiment encore largement dans les limbes, ce qui ne correspondrait guère qu’à quelques milliers d’hommes plus deux mois après le lancement du programme (7). La réalité depuis plus d’un an, que cachent mal des vociférations des « turbo-­patriotes », semble être que personne ne veut faire cette guerre.

Dans le cas où les hostilités et leurs cortèges de pertes humaines et matérielles s’arrêteraient prochainement, la situation pourrait être différente, avec cependant des variantes importantes. Si le conflit était par exemple gelé pendant plusieurs années, la remontée en puissance paraît plus crédible, à condition que l’économie russe fasse montre d’une adaptation bien plus profonde que celle qui a présidé à sa simple résilience durant l’année écoulée. Enfin, une éventuelle défaite russe à court terme, qui reste une réelle probabilité, provoquerait un choc tel qu’il serait de nature à provoquer une refonte de l’appareil militaire russe. Cela étant, il faudrait pour cela tourner le dos à toute la culture de corruption, de mensonge, d’effet Potemkine qui a trompé jusqu’aux Russes eux-­mêmes quant à la portée réelle de la réforme entreprise depuis la fin des années 2000.

Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 11 juillet 2023.

Notes

(1) « A year of war as seen by Russians, Chronicle 9 », février 2023 (https://​www​.chronicles​.report/en).

(2) Doctrine, organisation, ressources humaines, entraînement, soutien, équipement.

(3) Dr. Jack Watling et Nick Reynolds, « Meatgrinder : Russian Tactics in the Second Year of Its Invasion of Ukraine », RUSI, 19 mai 2023 (https://​rusi​.org/​e​x​p​l​o​r​e​-​o​u​r​-​r​e​s​e​a​r​c​h​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​s​p​e​c​i​a​l​-​r​e​s​o​u​r​c​e​s​/​m​e​a​t​g​r​i​n​d​e​r​-​r​u​s​s​i​a​n​-​t​a​c​t​i​c​s​-​s​e​c​o​n​d​-​y​e​a​r​-​i​t​s​-​i​n​v​a​s​i​o​n​-​u​k​r​a​ine).

(4) Philippe Gros et collab., « Du network-centric à la stabilisation : émergence des « nouveaux » concepts et innovation militaire », Étude IRSEM no 6, 2010, https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/947/Etuden&deg%3B6%20-%202010.pdf

(5) Pavel Luzin, « The True State of Russian Arms Manufacturing, June 2023 », Eurasia Daily Monitor, vol. 20, no 97, 15 juin 2023 (https://​jamestown​.org/​p​r​o​g​r​a​m​/​t​h​e​-​t​r​u​e​-​s​t​a​t​e​-​o​f​-​r​u​s​s​i​a​n​-​a​r​m​s​-​m​a​n​u​f​a​c​t​u​r​i​n​g​-​j​u​n​e​-​2​023).

(6) Yuriy Butusov, « Comment la Russie mènera une nouvelle mobilisation en 2023 : l’interview du sous-chef d’état-major général Burdynskyi, qui a été retirée du site Web du ministère de la Défense de la Fédération de Russie », Censor​.net, 4 juin 2023 (https://​censor​.net/​u​a​/​r​3​4​2​2​590).

(7) http://​en​.kremlin​.ru/​e​v​e​n​t​s​/​p​r​e​s​i​d​e​n​t​/​n​e​w​s​/​7​1​482

Légende de la photo en première page : Tir au 2S7 Pion dans les environs de Bakhmout, le 17 janvier 2023. (© Dmytro Larin/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°91, « Loi de programmation militaire, face aux leçon de la guerre d’Ukriane », Août-Septembre 2023.

À propos de l'auteur

Philippe Gros

Maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

À propos de l'auteur

Vincent Tourret

Doctorant à l’UQAM et chercheur associé à la FRS, auteurs de « Guerre en Ukraine : analyse militaire et perspectives » (Recherches & Documents no 04/2023, avril 2023)

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