Dans votre ouvrage, Géopolitique des Outre-Mer, vous expliquez que ces territoires restent perçus comme des étrangetés périphériques, plus ou moins éloignées et exotiques. Pourquoi ?
F. Constant : Cette caractéristique majeure des outre-mer tient à plusieurs facteurs. Tout d’abord, l’histoire coloniale les a maintenus à l’écart des récits nationaux, indépendamment des modalités historiques de leur appropriation et des pays qui les administrent. En dépit des pétitions de principe, elle a donné lieu partout à une politique du double standard où les grands principes politiques édictés dans les métropoles n’étaient pas appliqués dans les outre-mer ou l’étaient de manière restrictive. Ensuite, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, cette politique de discontinuité territoriale s’est poursuivie au moyen d’une différenciation statutaire et institutionnelle qui a fondé en droit des écarts de citoyenneté avec les nationaux métropolitains. Enfin, les systèmes éducatifs ont longtemps consacré la prédominance d’un narratif centré sur les intérêts et les normes des métropoles aux dépens des histoires et cultures des outre-mer, entretenant ainsi le sentiment d’une dépossession et d’une dépersonnalisation parmi les populations locales. De nos jours encore, en dépit d’avancées indéniables, les élèves de la France continentale ne savent pas grand-chose des outre-mer tandis que ceux des outre-mer n’ignorent rien de la « mère patrie ». Les médias nationaux, y compris publics, relaient trop souvent une vision stéréotypée des outre-mer, cumulant invariablement des handicaps structurels (cataclysmes naturels, fléaux sanitaires, éloignement, exiguïté, insularité, absence de ressources) et des problèmes insurmontables (démographie galopante ou en déclin, économie de rente, marché de l’emploi contraint, niveau éducatif insuffisant). Dans ces conditions, est-il vraiment étonnant qu’un ressortissant d’outre-mer ne soit pas perçu dans l’Hexagone comme un citoyen français comme un autre mais bien plutôt comme un étranger, notamment lorsque son phénotype n’est pas caucasien ?
Quels sont en réalité les nombreux atouts que ces territoires offrent ou peuvent offrir à la France ?
À l’heure de la globalisation, les vertus géopolitiques des outre-mer sont démultipliées. Ce sont des leviers de puissance et de souveraineté maritimes. Ils lui apportent 97 % de sa zone économique exclusive (ZEE), soit 10 540 727 km2 sur un total de 10 911 823 km2, en lui permettant d’entretenir des relations transfrontalières avec des dizaines de pays éloignés de sa base européenne. La France est ainsi voisine du Brésil et du Suriname, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, du Canada et du Mexique mais aussi de Madagascar, Maurice et des Seychelles. Elle dispose ainsi de zones de pêche très étendues ainsi que de ressources minérales sous-marines en cours d’inventaire, qui seront probablement exploitées dans un futur proche. Ce sont aussi des atouts pour notre sécurité/défense, en matière de prépositionnement et de projection des forces conventionnelles, de dissuasion nucléaire, de défense spatiale et de cyberdéfense. Avec le basculement stratégique vers l’Indo-Pacifique, la France se trouve géographiquement au cœur du théâtre de la confrontation sino-américaine pour le leadership mondial grâce à La Réunion, Mayotte, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et les îles Wallis et Futuna. Elle est d’ailleurs le seul État membre de l’Union européenne (UE) à y être implanté de manière permanente, ce qui lui a permis de jouer les premiers rôles lors de l’adoption de la stratégie de l’UE dans cette zone névralgique. Leviers de puissance et de souveraineté maritimes, atouts pour la sécurité/défense, les outre-mer sont aussi des vecteurs d’influence et de rayonnement dans trois domaines principaux : l’économie, l’écologie et la culture. Sur le premier point, leur potentiel en théorie considérable reste en pratique peu exploré et donc très partiellement exploité. La Guyane illustre tragiquement ce paradoxe : port spatial de classe mondiale, son économie reste largement tributaire des transferts publics et des importations (notamment alimentaires) en provenance de l’Hexagone. Hérité de l’histoire coloniale, conforté par une économie de rente postcoloniale, ce modèle n’est plus tenable aujourd’hui. Vicié à la base par une capacité productive trop faible et pas assez diversifiée, il est urgent de lui en substituer un autre plus ambitieux pour réduire l’extrême dépendance d’un territoire immense (1/7e de la France entière), répondre aux besoins de sa population en pleine expansion et exporter le surplus au sein du marché européen ou latino-américain. Sur le deuxième point, la situation est moins préoccupante même s’il reste beaucoup à faire. Les outre-mer disposent de ressources géoécologiques exceptionnelles. Ils apportent à la France 80 % de sa biodiversité nationale et lui assure une place enviable dans la concurrence internationale en matière de protection environnementale. Un quart de ses parcs nationaux sont offshore. Le plus grand de l’UE, avec 40 000 km2, se trouve en Guyane. Il abrite plus de 6 000 espèces végétales ainsi que les modes de vie uniques des populations du fleuve et de la forêt. Celui de La Réunion figure depuis 2010 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Celui de la Guadeloupe, qui se déploie autour du massif de la Soufrière avec sa forêt humide et une biodiversité singulière, est une réserve nationale de biosphère. Le lagon de Nouvelle-Calédonie, le plus grand du monde avec une barrière de corail qui se classe juste après celle de l’Australie, est inscrit depuis 2008 au patrimoine mondial de l’Unesco. Sur le dernier point, les outre-mer apportent à la France une valeur ajoutée indéniable, avec plusieurs consécrations internationales. En 2014, le gwoka, qui est une forme artistique guadeloupéenne combinant la musique, le chant et la danse, est inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Trois ans plus tard, c’est le tour du site sacré polynésien du Taputapuatea. Considéré comme le berceau de la civilisation et des migrations polynésiennes, il a une valeur symbolique considérable pour tous les peuples se réclamant d’une identité polynésienne.