Magazine DSI

Penser la guerre. Guerre et « point culminant de la victoire ». Clausewitz en Ukraine

15Depuis maintenant un an et le lancement de l’offensive russe en Ukraine, quelques observateurs et analystes ont déjà souligné en quoi les concepts et raisonnements développés par le célèbre stratégiste prussien Carl von Clausewitz, et exposés dans son traité De la guerre (1), permettent de rendre intelligibles divers aspects du déroulement du conflit (2) – même si la pensée de Clausewitz, n’étant ni descriptive, ni normative, ni doctrinale, et envisageant la guerre comme un « caméléon », est susceptible d’éclairer de nombreuses autres formes de guerre.

On citera notamment la différence entre l’ascension aux extrêmes comme logique mécanique de la guerre ramenée au pur duel entre deux volontés et les limitations diverses de cette mécanique dans une réalité où les duellistes sont contraints par un ensemble de facteurs : le centre de gravité, les frictions et le brouillard de la guerre, les avantages de la défense sur l’attaque, la place centrale des forces morales, « l’étonnante trinité » ou la guerre comme expression simultanée des passions, du jeu des probabilités et du hasard et de la rationalité.

Le point culminant

La notion de point culminant de la victoire est elle aussi parfois évoquée, mais le plus souvent pour éclairer des considérations strictement opérationnelles alors que le concept tel que Clausewitz le propose relève autant de la stratégie opérationnelle que de la stratégie tout court, c’est-à‑dire de l’articulation de la conduite d’un conflit par divers voies et moyens avec les objectifs politiques visés. À ce titre, la notion de point culminant de la victoire peut aussi bien être mobilisée comme outil pour éclairer les flux et reflux des offensives opérationnelles russes, la défense et la contre-offensive ukrainiennes et leurs limites, que pour réfléchir à la décision russe de février 2022, si l’on veut bien considérer qu’il ne s’agissait pas alors d’une première offensive, mais de la poursuite de celle menée sous d’autres formes en 2014.

Cette décision a souvent été qualifiée d’irrationnelle, notamment à cause d’un volume d’hommes engagés insuffisant du côté de l’armée russe pour conquérir et tenir le territoire ukrainien. Mais on peut douter que cet objectif ait été celui de Vladimir Poutine et que le plan de départ correspondît à ce qui s’est produit par la suite. Si l’on raisonne en partant du principe que ce qui avait été anticipé du côté russe était un effondrement rapide du régime après une opération militaire relativement courte détruisant une grande partie du potentiel de défense ukrainien et ayant un effet décisif sur le moral adverse, cette décision peut tout à fait être une erreur de calcul sans pour autant être irrationnelle.

Mais précisons ce qu’est le point culminant de la victoire. Clausewitz raisonne à partir d’une situation de conquête d’un territoire ennemi. Les capacités militaires de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe n’étaient pas celles que nous connaissons aujourd’hui : Clausewitz n’a pas connu l’arme aérienne ou la dissuasion nucléaire par exemple, mais l’essentiel de son analyse n’en souffre pas si l’on intègre les éléments nouveaux et leurs conséquences potentielles à l’appréhension de situations postérieures. À la guerre donc, « le vainqueur n’est pas toujours en mesure de terrasser complètement son adversaire. La courbe de la victoire atteint la plupart du temps un point culminant (3) », ce qui signifie que l’on peut passer dans la guerre par un point de réussite qui serait la meilleure victoire possible en contexte pour ensuite le dépasser et se trouver en situation de relative défaite ou de défaite complète. Clausewitz tire cette affirmation de l’expérience historique et s’emploie ensuite à tenter d’expliquer de manière analytique et générique les ressorts internes de ce phénomène. Si l’on veut formuler l’idée de la manière la plus simple et générale possible, le point culminant de la victoire est le moment où un mouvement offensif ou contre – offensif produit le plus d’effets positifs relativement à ses effets négatifs compte tenu des enjeux du conflit, tandis que son dépassement produit lui plus d’effets négatifs que d’effets positifs.

Chaque victoire d’un conquérant dans une campagne est le résultat d’une supériorité physique et morale et accroît son ascendant sur l’ennemi, ce qui fait que, logiquement, il la recherche. Les conséquences de la victoire ne sont cependant pas pour lui univoques : certaines le renforcent dans son offensive, d’autres l’affaiblissent. Clausewitz liste les facteurs principaux de renforcement et d’affaiblissement en interaction pour conclure que les seconds sont presque systématiquement dominants. On se bornera à citer ces derniers, car l’idée que la victoire puisse affaiblir est contre-intuitive : l’envahisseur a besoin de troupes pour assiéger, prendre ou surveiller les places fortes ennemies tandis que le défenseur qui perd du terrain ajoute les troupes qui se replient à ses forces ; il doit occuper un terrain hostile et la longueur de ses flancs stratégiques s’accroît ; plus l’envahisseur avance, plus il s’éloigne de ses ressources, les lignes de communication s’étirent ; le péril encouru par le défenseur mobilise à son secours d’autres puissances ; un sursaut d’efforts anime le défenseur en danger tandis que l’envahisseur victorieux peut relâcher les siens. « Tout cela contribue à grever chaque pas supplémentaire d’une armée en progression ; à moins qu’elle ne jouisse d’une exceptionnelle supériorité, elle verra sa marge de manœuvre de plus en plus restreinte […] (4) », ce qui ne signifie pas que l’adversaire ne cédera pas avant que cette dernière marge de supériorité ne disparaisse.

Il arrive enfin forcément un tournant dans la guerre où le mouvement offensif se transforme en défense, ce qui est la finalité de toute campagne. « Outrepasser ce but n’est pas seulement un gaspillage inutile qui n’ajoute rien à la victoire, mais un préjudice qui suscitera des retours de bâton. (5) » Car alors que la défense est la forme de guerre la plus forte, ce passage de l’attaque à la défense pour l’attaquant ne le transforme pas la plupart du temps en partie la plus forte. « Tant que l’envahisseur avance, c’est qu’il est encore en surnombre ; comme la défense (plus efficace que l’attaque) commence quand celle-ci a épuisé son élan, il ne devrait pas craindre de devenir insensiblement le plus faible. Or, si nous en croyons l’Histoire, c’est bien ce qui se produit : les retournements ont lieu précisément quand l’attaque prend fin et se transforme en défense. (6) » La contradiction n’est qu’apparente : la défense qui débute après le point culminant de l’attaque n’est pas planifiée et organisée, n’a pas le soutien populaire, est « infectée » par l’esprit de l’offensive.

0
Votre panier