Le dépassement
Mais alors, si aller au – delà du point d’équilibre où un attaquant aurait des chances optimales de succès s’il s’arrêtait pour prendre une position défensive a pour lui des conséquences négatives, pourquoi l’histoire offre-t‑elle si souvent des exemples de franchissement du point culminant de la victoire ? Les explications fournies par Clausewitz à ce qu’il nomme une « erreur » sont essentiellement d’ordre psychologique et intellectuel. Du point de vue psychologique, Clausewitz avance deux explications, l’une générale, l’autre spécifique. Comme n’importe qui dont l’esprit est engagé dans une certaine direction, l’attaquant peut être emporté par son élan offensif et devenir insensible aux raisons qui justifieraient une pause ou un arrêt. Il peut aussi être mû par une motivation psychologique particulière, agressive et conquérante, qui le pousse à aller sans cesse de l’avant et l’incite à répugner à la défense, au repos ou à employer d’autres voies et moyens que la violence pour atteindre ses objectifs. Il est donc essentiel d’avoir le point culminant de la victoire à l’esprit en préparant les plans de guerre et au moment où l’on prend la décision de s’y engager. Mais l’opération intellectuelle consistant à déterminer à l’avance le point culminant est particulièrement complexe. Il y a tant de facteurs en interaction à prendre en compte et d’éléments qui vont dépendre des réactions matérielles, techniques et morales de l’ennemi que le général ou le chef d’État ne peut « savoir », il doit « deviner ». Et pour ce faire, même si Clausewitz ne le mentionne pas, le renseignement, sa fiabilité et la justesse de son analyse sont fondamentaux.
Il s’agit en particulier de « deviner si l’armée ennemie va se souder autour de son noyau au premier choc, montrer une cohésion croissante, ou bien comme un flacon en verre de Bologne, éclater en morceaux à la première égratignure. Deviner l’affaiblissement ou la paralysie causés chez l’ennemi par l’épuisement de certaines ressources et l’interruption de certaines lignes de communication. Deviner si la cuisante douleur de la blessure qu’il inflige à l’ennemi va le faire s’évanouir, ou au contraire, comme un taureau blessé, porter sa rage à l’incandescence. Deviner si les autres puissances seront effrayées ou indignées, si telle ou telle alliance va être nouée ou dénouée. » Si le jugement n’est pas enseveli sous la complexité et la confusion du problème, la crainte du danger et des responsabilités a parfois raison de lui. « C’est pourquoi la grande majorité des généraux préférera rester en deçà du but plutôt que de risquer de s’en approcher de trop près, et que les grands courageux et les grands audacieux iront souvent trop loin et manqueront également leur but. Seul qui accomplit beaucoup avec peu de moyens atteint vraiment le but. (7) »
Nous n’avons pas résisté à citer ce merveilleux passage sans le couper ou le résumer tant il résonne d’une étonnante justesse pour analyser la décision russe de février 2022. Encore une fois, si l’on veut bien l’interpréter comme un deuxième mouvement offensif de la Russie en Ukraine après les opérations réussies de 2014 – du strict point de vue de l’efficacité et de l’efficience relativement aux buts visés –, ainsi que comme un mouvement militaire qui n’était pas conçu et planifié pour affronter la réalité de la situation telle qu’elle s’est progressivement révélée. Le problème fondamental n’était pas tant que les forces russes étaient insuffisantes pour envahir et tenir l’Ukraine, mais que le but visé n’était probablement pas l’occupation militaire du pays et son absorption pure et simple par la Russie, mais la mise en place d’un nouveau régime subordonné à Moscou, à ses vues et intérêts après une dislocation de l’armée et un effondrement rapide du régime.
Le problème fondamental est que, de tous les points de vue listés par Clausewitz ci – dessus, les anticipations russes se sont révélées fausses – l’honnêteté oblige à signaler que la surprise a été partagée par « l’Occident ». L’esprit national et de résistance des Ukrainiens, ainsi que les compétences de leur armée, ont été dramatiquement sous – estimés tandis que les compétences de l’armée russe ont simultanément été surestimées. Les réactions des États – Unis, de l’UE et de l’OTAN, dans de multiples dimensions de l’affrontement, ont été également sous – estimées. Le mouvement offensif russe a renforcé les partenariats et alliances adverses, leur cohésion, plutôt qu’il n’a conduit à l’attentisme ou à la dispersion des soutiens, même si, ici et là à l’intérieur des démocraties libérales, des voix s’expriment pour réduire, voire cesser, le soutien diplomatique, militaire, financier à l’Ukraine. Toutes ces erreurs ont fait s’envoler les coûts humains, matériels, diplomatiques de l’entreprise par rapport à ceux qui avaient été initialement envisagés et ont obligé à réorganiser le dispositif après une première phase de guerre désastreuse pour la Russie, et probablement aussi à réévaluer les objectifs. Au bout du compte, et même si la guerre n’est pas encore terminée et que la Russie peut engranger des succès, les coûts de cette guerre pour elle sont d’ores et déjà démesurés compte tenu des objectifs qu’elle peut raisonnablement atteindre désormais. Car « seul qui accomplit beaucoup avec peu de moyens atteint vraiment le but ».
Notes
(1) On se servira ici de l’édition abrégée et présentée par Gérard Chaliand, traduite par Laurent Murawiec, pour les citations : Carl von Clausewitz, De la guerre, Perrin, Paris, 1999.
(2) Par exemple, Hugues Maillot, « Guerre en Ukraine : six concepts du théoricien militaire Carl von Clausewitz pour éclairer le conflit », Le Figaro, 8 avril 2022.
(3) Carl von Clausewitz, ouvr. cité, livre VII « L’attaque », chapitre XXII « Le point culminant de la victoire », p. 281.
(4) Ibid., p. 284.
(5) Ibid., p. 186.
(6) Ibid.
(7) Ibid., p. 288 et 289.
Légende de la photo en première page : Forces irakiennes engagées dans la reprise de Mossoul, en 2017. Trois ans plus tôt, leur impréparation les faisait s’effondrer rapidement. (© US Army)