La période du ramadan 2023 a mis en lumière la vulnérabilité croissante de plus de 100 millions d’Égyptiens face à l’inflation des prix alimentaires. Ce sont non seulement les populations les plus pauvres, mais aussi une part importante des classes moyennes égyptiennes, qui ont été contraintes de modifier leurs pratiques au cours de ce mois sacré et festif du ramadan. Beaucoup d’Égyptiens ont ainsi réduit la consommation de certains produits, notamment la viande. Depuis mars 2022, le kilo de bœuf est en effet passé de 5,8 dollars à 9 dollars et le prix du poulet a plus que doublé. Une partie des Égyptiens aisés a par ailleurs renoncé à organiser les banquets de charité, traditionnellement offerts au moment de la rupture du jeûne dans des tentes de rue ouvertes à tous. L’inflation des prix, très nette depuis février 2022 et le début de la guerre en Ukraine, affecte davantage encore les céréales et donc le prix du pain. En 2021, plus de 75 % des importations de blé et de farine provenaient en effet de Russie et d’Ukraine (1). L’Égypte figure parmi les plus gros importateurs mondiaux de blé, sa production locale de blé (environ 20 millions de tonnes par an) couvrant moins de la moitié des besoins de consommation.
Dépendance aux importations, inflation et vulnérabilité alimentaire
Alors que les conséquences de la Covid-19 et de la guerre ont perturbé les circuits commerciaux et accru les difficultés d’approvisionnement, la forte inflation des prix alimentaires, s’élevant à 31 % en novembre 2022, et la dépréciation de la livre égyptienne, ont fortement affecté le pouvoir d’achat de la population et transformé les modes de consommation. Selon une étude de l’International food policy research institute (IFPRI, 2022) (2), 47 % des Égyptiens étudiés ont été contraints de réduire leur alimentation et 70 % ont opté pour des produits à la fois moins chers et moins nutritifs, accroissant par là même le double risque de malnutrition et d’obésité. La fragilité des plus vulnérables, dont plus de la moitié du revenu est consacrée à l’alimentation, augmente et constitue une menace majeure pour la stabilité et le développement du pays, notamment dans les espaces ruraux où vivent 67 % des Égyptiens considérés comme pauvres (3).
La sécurité alimentaire de la population s’est en réalité imposée en haut de l’agenda politique égyptien à diverses reprises depuis les années 1970 : « émeutes du pain » en 1977, crise financière de 2008, révolution de février 2011 (et le slogan « pain, liberté, justice sociale » scandé sur la place Tahrir par les manifestants). Si ces différentes crises ont eu des répercussions socioéconomiques et politiques majeures, la période contemporaine exacerbe les risques — politiques, géopolitiques, socioéconomiques, environnementaux — menaçant la sécurité alimentaire de la population, et renforce leur dimension systémique.
Stratégies du gouvernement égyptien face au risque alimentaire
Les stratégies gouvernementales et les instruments d’intervention publique se divisent en deux grandes catégories : d’une part, les mécanismes de soutien des consommateurs égyptiens par un système de subventions alimentaires de plus en plus remis en question et, d’autre part, des stratégies successives de développement agricole, dominées par un modèle de libéralisation économique et de construction d’un nouveau capitalisme agricole.
La protection des consommateurs égyptiens repose sur un vaste système de subventions, instauré par le régime nassérien, dont l’objectif est de fournir à très bas prix les denrées alimentaires de base (pain, huile, sucre, etc.). Conçu comme l’un des principaux canaux de redistribution sociale (4), ce système constitue une question extrêmement sensible politiquement. Au centre de critiques croissantes par les institutions financières internationales, ce mécanisme coûteux pèse sur le budget d’un État déjà très endetté. Dès sa prise de pouvoir en 2014, et sous pression internationale, le président Abdel Fattah al-Sissi a lancé une vaste réforme visant à mieux cibler les bénéficiaires via un système de transferts de cash et de cartes de rationnement (distribuées selon les revenus). Pour l’année fiscale 2022-2023, dans le contexte d’inflation généralisée, le gouvernement a toutefois été contraint d’augmenter le budget alloué au pain et aux subventions alimentaires de 3 milliards de livres égyptiennes pour atteindre 90 milliards (5). Si ce système, couvrant environ 70 % de la population, est un filet de sécurité indéniable qui a permis de limiter les impacts de la crise actuelle, il est insuffisant au vu de l’accroissement de la pauvreté et demeure au cœur de nombreuses controverses (6).
Afin de sécuriser l’approvisionnement et de fournir des revenus à l’export, les stratégies agricoles ont quant à elles encouragé la production agricole locale en privilégiant l’extension des terres vers le désert, la promotion de produits à forte valeur ajoutée (fruits) et la mise en culture de vastes superficies irriguées. La production de betteraves à sucre, introduite en Égypte dans les années 1980, a ainsi été encouragée sur les terres désertiques afin d’accroître l’autosuffisance en sucre et a attiré des investissements importants des pays du Golfe. Parmi les autres mesures de sécurisation alimentaire, on note d’ambitieux programmes de construction de silos afin d’assurer un stockage plus efficace des céréales, ainsi que des projets d’investissement et de partenariats bilatéraux avec des pays d’Afrique subsaharienne, dont le Gabon pour l’aquaculture et la République démocratique du Congo pour le blé et le riz.