La guerre en Ukraine, qui demeure avant tout européenne depuis ses débuts, en février 2022, n’a pas isolé la Russie sur la scène internationale. L’attitude du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dénote une forme de complaisance qui contraste avec le relatif boycott dont pâtit Moscou en Europe. Par la même occasion, ce conflit montre l’autonomie de la politique étrangère des monarchies de la péninsule Arabique à l’égard des États-Unis, pourtant leur grand allié. La politique de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en faveur d’une baisse de la production, en dépit des pressions américaines, en est une illustration.
Avant même l’établissement de relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et les États-Unis en 1939, d’étroits liens économiques entre le royaume et des entreprises américaines sont tissés dès le début des années 1930 : en 1933, des concessions pétrolières sont cédées à la Standard Oil of California (Socal), à l’origine de la California Arabian Standard Oil Company (Casoc). Plus tard, la Socal s’associe à la Texas Oil Company (Texaco), mais la Casoc gagne en autonomie et devient, en 1944, l’Arabian American Oil Company (Aramco), dont la puissante Saudi Aramco est l’héritière. Le pétrole est ainsi au cœur des relations américano-saoudiennes, d’autant que les réserves prouvées du royaume permettront de préserver les puits américains après la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est celle-ci qui révélera l’importance géopolitique de la péninsule Arabique sur fond de rivalités américano-britanniques. À partir de 1942, un « corridor persan » est mis en place pour alimenter l’Union soviétique en armes américaines. L’année suivante, la loi prêt-bail – qui permet au président américain de fournir du matériel de guerre – est étendue à l’Arabie saoudite.
Cette idée de « pétrole contre sécurité » est cristallisée avec la légende du pacte du Quincy (1). En effet, cette rencontre entre le président Franklin D. Roosevelt (1933-1945) et le roi saoudien Abdelaziz ibn Saoud (1932-1953) sur le navire de guerre américain le 14 février 1945, dans le canal de Suez, est systématiquement associée à une entente secrète américano-saoudienne garantissant à l’Arabie saoudite une protection en échange d’un accès au pétrole, question pourtant réglée depuis les années 1930. S’agissant du Moyen-Orient (l’importance donnée aux accords Sykes-Picot de mai 1916 en atteste), les pactes sont souvent érigés en grilles de lecture. En réalité, cet échange entre les deux dirigeants a principalement concerné un tout autre sujet : la question palestinienne. Pour le roi saoudien, l’idée d’un foyer national juif en Palestine – tel que défini en novembre 1917 dans la déclaration Balfour et présenté dans les plans de partage britanniques à la fin des années 1930 – est inacceptable, et Franklin D. Roosevelt s’engage alors à ne rien faire en ce sens et à ne mener aucune action hostile aux populations arabes. Dans la mesure où Harry Truman (1945-1953) ne se conformera pas à cet engagement – son administration reconnaît l’indépendance d’Israël dès mai 1948 –, « Quincy » est finalement davantage le nom d’une promesse non tenue que celui d’un « pacte » scellant le destin de la monarchie saoudienne.
Une convergence historiquement houleuse
L’affaire du Quincy va figer l’image d’une hégémonie américaine inébranlable sur la péninsule Arabique. La guerre froide et l’influence communiste au Moyen-Orient font d’ailleurs des Américains des protecteurs incontournables. Néanmoins, l’alignement américano-saoudien n’est pas systématique. En 1955, l’Arabie saoudite – qui se méfie du rôle prépondérant que la Turquie y joue – n’adhère pas au pacte de Bagdad, outil moyen-oriental de la politique américaine d’endiguement à l’égard des Soviétiques et de leurs alliés. L’éphémère Royaume hachémite d’Irak (1932-1958) sera l’unique élément arabe de cette organisation réunissant en outre le Pakistan, l’Iran et le Royaume-Uni, entre 1955 et 1979.
Le conflit israélo-arabe est finalement l’une des principales pierres d’achoppement – qui sera surmontée avec les années – dans les relations entre la monarchie saoudienne et les États-Unis. En 1967, au moment de la guerre des Six Jours, la première déclare la guerre à Israël, tandis que les seconds font le choix d’une neutralité bienveillante à son égard. Face au soutien apporté par Washington à l’État hébreu lors de la guerre du Kippour en 1973, l’Arabie saoudite et les autres membres de l’OPEP – créée treize ans plus tôt – répliquent. La production de brut est baissée, le prix du baril grimpe de 70 %, et un embargo sur les livraisons de pétrole à certains pays « amis d’Israël » est décidé. Le roi Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud (1964-1975) n’ira pas jusqu’à la rupture avec Washington. Dans le cadre des opérations d’évacuation du Vietnam après vingt ans de guerre (1955-1975), les Américains pourront compter sur le kérosène saoudien (2).