Parler de la victoire – et de son corollaire logique, la défaite – n’incite pas nécessairement aux commentaires : par définition, elle apparait claire, nette, sans ambiguïtés et ne souffrant d’aucune discussion. Mais la réalité est bien plus nuancée dès lors que la guerre, et le tandem victoire/défaite qui en sont les fruits, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Or, en appeler à la politique, c’est forcément en appeler aux perceptions des belligérants. A cet égard, plusieurs paramètres doivent être pris en compte.
S’il ne s’agit pas ici de définir ce que serait une « formule qualifiante de la victoire », il faut cependant s’interroger sur un certain nombre de facteurs structurants qui participent à la modélisation des perceptions. En s’interrogeant d’abord sur les articulations de la victoire : Clausewitz fait de la victoire contre les forces ennemies un déterminant conduisant automatiquement à la soumission de la volonté et donc à la victoire politique. Pour autant, le Prussien pose déjà les bases de réflexions qui, plus d’un siècle après sa mort, animeront les débats autour de la guerre révolutionnaire1. La guérilla permet de jouer du facteur temps, mais aussi de l’érosion de la volonté à conduire les guerres. Cas d’école, la guerre d’Algérie apparait comme un paradoxe : la victoire militaire peut déboucher sur la défaite politique. Ce schéma ne sera pas unique dans l’histoire des guerres de décolonisation. Les vainqueurs au Kenya, en 1956, sont les Britanniques, mais ils finissent par abandonner leur colonie. Les anciennes colonies de Lisbonne doivent quant à elles leur indépendance plus à la Révolution des Œillets, au Portugal, qu’à leur excellence militaire.
Une question politique
Au Vietnam, la débauche de moyens américains engagés – jusque 565 000 hommes en 1968, soit plus que la Russie en Ukraine – débouche également sur un paradoxe qu’illustre très bien la conversation, après-guerre, entre Harry Summers, colonel d’infanterie ayant combattu sur place et auteur de On Strategy, et un de ses homologues vietnamiens. Lui indiquant que les Etats-Unis avaient systématiquement battu les forces du Nord, le colonel d’un Vietnam réunifié répondra que c’était exact, mais que là n’était pas la question2. Cette question du piège posé par la recherche d’une excellence tactique comme facteur central de la victoire n’est pas propre, contrairement à ce que l’on peut parfois lire, à l’occident. L’URSS en Afghanistan n’a guère fait mieux, tout comme la Somalie face à l’Ethiopie durant la guerre de l’Ogaden : nombreux sont les facteurs dépassant la seule tactique, lorsqu’ils ne la renversent pas. L’opératif lui-même ne suffit pas : les forces rhodésiennes se sont avérées redoutables, mais dépourvues d’un soutien politique international, elles étaient condamnées.
« L’alignement des planètes de la Victoire » ne va donc pas de soi, et même lorsqu’il semble évident suivant des paramètres mesurables, le politique s’en mêle, directement – par pressions interposées – ou indirectement, du fait des perceptions des différents acteurs. Le décalage entre les résultats militaires et politiques n’est d’ailleurs pas qu’une question de modes de guerre, régulier ou irrégulier : le militaire est parfois suspendu par le politique. L’affaire de Suez en est l’une des illustrations. L’opération « Mousquetaire » est un succès militaire sur le point d’aboutir : frappes aériennes, parachutages, débarquements amphibies surclassent rapidement les forces égyptiennes protégeant le canal de Suez, récemment nationalisé par Le Caire. Mais la pression internationale force la France, le Royaume-Uni et Israël à se retirer. La leçon sera rude et la solution, politico-militaire : pour Paris, il devient impensable de combattre sans soi-même avoir les attributs de la grande puissance, donc une force de frappe nucléaire.
Mais ce que l’on pense être la victoire est aussi altéré parce ce qu’en pensent les belligérants. En octobre 1973, les pays arabes parviennent à surprendre Israël, déclenchant une guerre du Kippour qui place un temps l’Etat hébreu en très fâcheuse posture, à la fois sur le terrain mais aussi du point de vue systémique, avec une forte attrition notamment de ses capacités aériennes. Israël parvient pourtant à se ressaisir, au point d’être en mesure de progresser vers Damas, mais aussi de franchir le canal de Suez, mettant Le Caire à 120 km de son avant-garde. La guerre ne se termine que par des pressions internationales. Moscou et Washington – qui ont tous deux soutenus leurs alliés respectifs durant les opérations – tapent du poing sur la table alors que les membres de l’OPEP initient ce qui sera le premier choc pétrolier. Au bilan, du point de vue israélien, la victoire est nette. Mais des points de vue égyptien et syrien, elle l’est tout autant, parce que l’Etat qui était perçu comme invulnérable a vu sa survie menacée.