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Les avatars de la victoire

Une question de temps ? 

La victoire ne va donc pas de soi, tout comme la défaite peut être vue comme une interdiction de la victoire, de son propre fait. En Allemagne, le mythe du « coup de couteau dans le dos » de la fin de la fin de la Première Guerre mondiale aura la vie dure. Mais la victoire est aussi relative du facteur temps : comment s’établit-elle ? Le cas de la guerre de Corée est exemplaire à cet égard : l’invasion du Sud par le Nord, en juin 1950, semble un temps réussir. Mais d’audacieuses actions voient un rétablissement de la situation : débarquant à Inchon le 15 septembre, les forces de l’ONU se prennent à espérer de dépasser leur mandat et de réunifier la péninsule. Progressant vers le nord, elles voient cependant l’intervention, en décembre de la même année, de la Chine. La fortune se renverse : le Nord progresse à nouveau, avant que les Alliés ne stabilisent la situation. En juin 1953, l’invasion initiale est certes défaite et Séoul reprise, mais la péninsule n’est pas réunifiée ; de sorte que la fin de la guerre est aussi célébrée comme une victoire à Pyongyang…

La question temporelle importe tactiquement comme stratégiquement, y compris d’ailleurs sans qu’il y ait ouverture de feu. Avant même que l’on ne parle de guerre hybride, l’URSS utilise Berlin comme facteur de pression sur l’Ouest, qui veut y introduire le Deutsche Mark. Après une restriction de la circulation vers l’Allemagne de l’Ouest en avril 1948, un blocus terrestre en bonne et due forme est mis en place en juin de la même année. L’épreuve de volonté se joue dans les airs : le pont aérien mis en place permet de ravitailler Berlin-Ouest avec plus de 2,334 millions de tonnes de marchandises livrées par plus de 258 000 sorties vers la ville. Le 12 mai 1949, l’URSS lève le blocus. L’épreuve est victorieuse : l’Ouest n’a pas abandonné Berlin, qui a néanmoins souffert du blocus et dont l’économie sort exsangue. Pour autant, l’Allemagne de l’Ouest subsidiera abondamment la ville, et cette dernière ne considèrera jamais la victoire comme acquise. Craignant un nouveau blocus, le Sénat de Berlin Ouest mettra en place et entretiendra jusqu’à la chute du Mur une « Senatsreserve » de quatre millions de tonnes de vivres régulièrement remplacés, de carburant, de médicaments ou encore de matières premières, répartis dans plus de 700 endroits tenus secrets, avec pour objectif de tenir 180 jours d’un nouveau blocus.

« Tenir » peut être une victoire en soi, du moins tant que des alliés peuvent aider. Le cas de Taïwan est en emblématique : le repli des nationalistes chinois sur l’île a été suivi de deux crises ayant vu des engagements directs entre Pékin et Taïpeh, totalisant plusieurs centaines de pertes, de part et d’autre, les deux pays maintenant une posture militairement intensive où la place des Etats-Unis est centrale3. Mais tenir une posture de maintien ne va pas non plus de soi au regard des investissements mais aussi des risques que cela implique. Deux exemples de la fin d’une histoire, à cet égard, donnent à réfléchir. Le premier est celui du conflit israélo-arabe : entre Israël et l’Egypte, les accords de Camp David mettent un terme à 30 ans d’affrontements fréquents. La seule « guerre d’attrition », entre juillet 1967 et août 1970, voit plusieurs milliers de pertes, l’Egypte perdant une centaine d’appareils et Israël le destroyer Eilat. Si aucun accord de paix n’a été signé avec la Syrie, les engagements des années 1980 et particulièrement la bataille du 9 juin 1982 ont eu de sévères conséquences sur le rapport de force, notamment dans le domaine aérien4.

Un deuxième exemple d’une fin d’une histoire est la guerre froide. Le 26 décembre 1991, c’est bien le drapeau soviétique qui est remplacé par le russe, dans un contexte économique précaire et alors que l’empire connait des guerres en Moldavie, au Nagorny-Karabakh, en Géorgie et que nombre de Républiques socialistes, comme ses alliés d’Europe orientale, réclament leur liberté. Les Etats-Unis ne sont pas exempts de problèmes intérieurs, tout comme leurs alliés. Mais leur situation est infiniment plus enviable et les efforts consentis dans des secteurs nourris par les dépenses militaires, comme l’électronique vont jouer un rôle déterminant dans leurs économies. Une guerre de cinquante ans prend alors fin à l’ombre des arsenaux nucléaires5. A moins que cette fin d’une histoire n’en soit pas une ?

Notes

1) Voir notamment l’excellent numéro de Stratégique sur la question, dirigé par Stéphane Faudais.

2) Harry G. Summers, On strategy. A critical analysis of the Vietnam war, Presidio Press, Toronto, 1979.

3) Voir notamment l’entretien avec Valérie Niquet dans ce hors-série.

4) Durant les opérations de 1982, 29 batteries antiaériennes syriennes sont détruites et au moins 82 appareils syriens sont abattus.

5) George-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans. Les relations est-ouest, 1943-1990, Fayard, Paris, 2001.

Légende de la photo en première page : Un F-104 américain à Taiwan, en septembre 1958. (© DoD)

Article paru dans la revue DSI hors-série n°92, « La victoire et la guerre », Octobre-Novembre 2023.

À propos de l'auteur

Thibault Fouillet

Directeur Scientifique de l’IESD.

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

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