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Souveraineté, indépendance, autonomie : une clarification nécessaire ?

Il y a plusieurs années, l’auteur de cette chronique a pu profiter de nombreuses discussions avec un administrateur du Sénat, passionné de questions stratégiques. Celui-ci confiait volontiers que différents industriels de la défense avaient pris l’habitude de le rencontrer dès qu’ils apprenaient qu’un rapport parlementaire sur les questions de défense était prévu. Et ils en arrivaient souvent à l’idée que chacun de leurs produits, qu’il s’agisse d’un corps de missile, d’une centrale inertielle de drone ou d’une boîte de vitesses de char, relevait d’une capacité nationale « souveraine », méritant à ce titre budgets, subventions et crédits d’impôt.

Cette confusion dans les termes exaspérait positivement ce fonctionnaire. Selon lui, ces capacités pouvaient éventuellement (et de manière positive) contribuer à renforcer ou à maintenir l’autonomie stratégique française, mais très certainement pas la souveraineté de la France. Il avait bien entendu raison. Viendrait-il à l’esprit de quiconque de remettre en cause la souveraineté d’un pays comme l’Islande, au prétexte qu’il ne dispose ni d’industriels de défense puissants, ni même d’une armée ?

Souveraineté, indépendance, autonomie : à l’instar de notre chronique précédente (1), et avec le risque que comporte toujours une schématisation de cette sorte, est-il possible de simplifier – et peut-être de hiérarchiser – les termes de ce débat central, de manière à en refaire des points de repère stables dans un raisonnement stratégique ?

On pourrait proposer de considérer que la souveraineté est un concept juridique, l’indépendance, un concept politique et l’autonomie, un concept stratégique. Si le premier peut être considéré comme absolu (la souveraineté ne se divise pas), les deux autres sont relatifs. Ainsi apparaît une relation fonctionnelle intéressante : un niveau relatif d’autonomie stratégique conditionnera un niveau relatif d’indépendance politique (au sens d’une dépendance plus ou moins grande d’un État envers des acteurs tiers), lequel crédibilisera à son tour la détention ou l’obtention d’un statut juridique souverain. Le schéma qui suit formalise ces relations.

Il est bien sûr possible de juger que la hiérarchisation de ces trois plans simplifie à l’excès des notions complexes. On peut ainsi objecter que la souveraineté est d’abord de nature politique, une acception qui a été théorisée avec efficacité, de Bodin à Carré de Malberg : est souverain celui qui commande sans être commandé. Si nous en avions le loisir (le format de cette chronique l’interdit, et c’est heureux), cela nécessiterait naturellement un approfondissement théorique qui exposerait les interprétations divergentes de ce concept. Tel quel, et malgré ses limites, ce schéma présente tout de même quelques avantages interprétatifs pour penser la stratégie.

En faisant clairement la part des choses entre souveraineté et indépendance, ce schéma éclaire par exemple la raison pour laquelle réserver le terme de « guerre majeure » aux conflits armés « interétatiques » (entre entités souveraines) a pu égarer les planificateurs occidentaux lorsqu’il s’agissait, après la guerre froide et de l’Afghanistan au Sahel, de mesurer le potentiel sacrificiel et la volonté d’adversaires un peu trop rapidement qualifiés d’« irréguliers ». Repolitiser le concept d’indépendance (c’est-à‑dire, de fait, le recontextualiser stratégiquement) permet en effet de souligner le fait que le terme de guerre, avec tout ce qu’il implique de rapports dialectiques, est parfaitement applicable au cas des affrontements armés dans lesquels sont impliquées des entités « non étatiques » – y compris sur un mode « majeur » en termes d’intensité, de durée ou de dégâts, comme de volonté politique. Jouissant pour un temps d’une structure gouvernementale, d’une maîtrise de forces militaires et d’un contrôle territorial exclusif, « Daech » représentait ainsi un acteur doué d’une indépendance politique relative, mais réelle : non souverain, ce fut pourtant, sur le plan politico-stratégique, un État « in statu nascendi ». Le réalisme commandait de le considérer stratégiquement comme un adversaire redoutable.

Sur un autre plan (qui intéresse l’aspect contextuel d’une stratégie appliquée), distinguer souveraineté juridique et indépendance politique permet peu-être de mieux caractériser les conséquences géopolitiques à long terme de certains partenariats régionaux. Ainsi des liens entre le Sri Lanka et la Chine. La location léonine du port d’Hambantota par Colombo à Pékin ne remet pas en question la souveraineté du pays, mais elle autorise à s’interroger sur son degré relatif de dépendance politique de long terme, que ne vient équilibrer ou garantir aucune autonomie stratégique propre.

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