L’annonce d’un accord entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, établissant le partenariat AUKUS en septembre 2021, a d’abord défrayé la chronique en raison de l’annulation du contrat d’achat de sous-marins français. L’attitude de la Chine, qui voit dans cette initiative un acte politique dirigé contre elle, a également fait couler beaucoup d’encre.
À mesure que les plans se précisent, ce n’est pas le volet capacitaire qui se trouve au centre de toutes les attentions, ni même la portée stratégique du pacte tripartite dans la région indopacifique, mais son approche inédite de la coopération industrielle et technologique. À en croire les protagonistes, il s’agirait d’un véritable changement de paradigme. Sous réserve de la réforme de l’un des éléments les plus sclérosés du système américain, le nouveau modèle de quasi-fusion serait appelé à faire tache d’huile. Avis transmis aux autres alliés.
Phases, piliers et volets
Mi-mars à San Diego, les dirigeants américain, australien et britannique ont présenté un plan intitulé « Voie optimale », résultat de dix-huit mois d’intenses consultations. L’océan Pacifique et le submersible USS Missouri (SSN‑780) de la classe Virginia en arrière-plan, ils ont détaillé les phases successives qui aboutiront à l’acquisition par l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire dont elle aura, à terme, la complète maîtrise. Ce projet de coopération, aussi vaste que complexe et sensible, s’étalera sur trois décennies. Pour AUKUS, il ne s’agit là que de l’un de ses deux piliers. Car, outre la partie « sous-marins », le partenariat comprend une seconde « ligne d’efforts », celle de la collaboration sur les technologies avancées (d’abord ciblée sur le cyber, l’intelligence artificielle, les capacités sous-marines annexes et le domaine quantique, son champ ne cesse de s’élargir).
Certes, tous les projecteurs sont braqués sur les nouveaux sous-marins, cette entreprise d’une ampleur sans précédent pour l’Australie qui va lui coûter près de 250 milliards de dollars américains d’ici à 2055, soit 700 % de son actuel budget annuel de défense (à comparer avec le programme américain de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins Columbia, dont le coût pour 12 bâtiments est estimé à 112 milliards de dollars, équivalent à 14 % du budget de défense américain en 2023) (1). Toutefois, ce qui définira, en filigrane, chaque étape – de la formation du personnel et la mise en place des infrastructures de maintenance jusqu’au codéveloppement et à la construction sur place de la nouvelle génération de SNA, en passant par l’achat de trois à cinq sous-marins d’occasion de la classe Virginia –, c’est la nécessité d’un échange d’informations et de technologies à une échelle jamais atteinte auparavant.
Vu sous cet angle, le projet « sous-marins » pourrait surtout servir de catalyseur pour faire tomber les barrières, du côté américain, qui ont jusqu’ici empêché la mise en place d’une base industrielle et technologique « intégrée » avec les alliés britanniques et australiens. Au premier rang desquelles ITAR (International Traffic in Arms Regulations), un véritable chiffon rouge depuis toujours. Ce pilier « sous-marin » est donc censé signaler, dans l’immédiat, une volonté de quasi-fusion des trois alliés anglo-saxons face au défi chinois, et lancer une dynamique de long cycle pour la base industrielle et technologique. D’après Bill Greenwalt, ancien patron de la politique industrielle au Pentagone, « la partie “sous-marins” n’arrivera pas à temps pour être pertinente eu égard à un conflit à court terme avec la Chine. Ce qui se passe dans le Pilier 2 pourrait l’être, mais seulement si ITAR est radicalement changé ».
Tout est donc lié, le projet AUKUS est, en théorie, remarquablement bien ficelé. Ce qui lui donne sa cohérence stratégique, c’est le changement rapide des rapports de force régionaux en faveur de la Chine. Lors de la présentation de la Revue stratégique australienne de 2020, le Premier ministre de l’époque s’est exprimé en ces termes : « Notre environnement stratégique n’a pas connu une telle incertitude depuis la menace existentielle à laquelle nous avons été confrontés lorsque l’ordre mondial et régional s’est effondré dans les années 1930-1940. (2) » Les États-Unis s’inquiètent aussi. Le Congrès américain écoute chaque année, ébahi, les données actualisées des efforts militaires de Pékin : « Rien qu’en 2022, l’armée chinoise a ajouté à son inventaire opérationnel 17 navires de guerre majeurs, y compris deux sous-marins d’attaque. L’armée de l’air a doublé sa capacité de production d’avions J‑20 de la 5e génération. La Chine a réussi 64 lancements spatiaux et a placé au moins 160 satellites en orbite. La branche “missiles” continue d’augmenter massivement son arsenal conventionnel et nucléaire, construisant des centaines de silos pour les missiles nucléaires et mettant en service plusieurs centaines de missiles balistiques et de croisière. (3) » Face à un tel défi, les appels se multiplient pour une montée en cadence exponentielle de la production industrielle et de l’innovation technologique, de même que pour un renforcement immédiat des capacités militaires sous-marines.